Morsures de nuit, d’Ervé

Autant j’ai avalé le premier livre d’Ervé, Écritures carnassières (éditions Maurice Nadeau, coll. « À vif », dirigée par Delphine Chaume, 2022), pratiquement d’une traite, autant j’ai lu son deuxième, Morsures de nuit (même éditeur, même collection, 2023), en m’octroyant souvent des pauses. Et pourtant le premier m’avait fait pleurer à chaudes larmes, c’est dire combien il m’avait bouleversée… mais le deuxième, je l’ai dégusté tout autant que je lui ai résisté, ou qu’il m’a résisté, de par son chagrin trop pesant, de par sa corporalité rude et brute et sa violence contenue, de par sa langue enfin, décalée, hors-norme, très directe, vernaculaire pourrait-on dire, mais aussi lyrique et très travaillée, recherchée, subtile et joueuse, avec ses néologismes, sa syntaxe singulière et ses locutions latines brillant dans un contexte qui ne leur est pas familier – celui de récits de rue – ; tout cela créant une mélodie qui invite à une lecture au second degré de ce texte littéraire.

En refermant les pages de Morsures de nuit, j’ai éprouvé le besoin irrépressible d’écouter Neil Young – probablement pour chasser la mélancolie, mais aussi parce que j’ai trouvé que planait un « esprit Neil Young » dans Morsures de nuit : apollinien, doux et révolté –, en particulier la chanson « See the Sky About to Rain », « Vois le ciel sur le point de s’ouvrir », ou « Vois les nuages sur le point de crever ». « Certains sont faits pour le bonheur », disent les paroles, « certains sont faits pour la gloire, / certains sont faits pour moins, qui racontera ton histoire ? »

Certains, certaines, s’ils ne savent se raconter, ne laisseront aucune trace de leur passage sur terre, et nous n’aurons rien appris d’eux, alors que nous en avons tant besoin, d’apprendre dans les marges, grâce aux marges, car elles ne sont jamais ce que l’on croit qu’elles sont. Il me semble qu’Ervé écrit parce qu’il est bien conscient de cela. Son livre introspectif, autobiographique – composé de chapitres brefs, percutants et marquants, qui hantent – dresse, avec douleur et pudeur, des portraits d’êtres en perte de repères, grandis trop vite, adultes écrasés par le poids d’une vie de galère, nés de débris de coquilles d’enfants broyés par le sort, meurtris dans l’indifférence totale, au sein d’un monde dont la plupart des gens ne savent absolument rien.

Morsures de nuit remue, dérange et fait bouillir le sang ; comme tous les livres qui comptent, il est « la hache qui brise la mer gelée en nous ». Morsures de nuit déterre peut-être davantage la hache de guerre qu’Écritures carnassières, même si l’on y retrouve les envolées poétiques qui sauvent de la noirceur, et montrent que l’aptitude au bonheur est naturelle : il suffit de garder son cœur ouvert, et si l’on n’y parvient pas, alors on lit les livres d’Ervé, écrivain, être vivant, humain – acharné.

(Sabine Huynh, 17 juillet 2023)

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