René de Ceccatty est un écrivain admirable, également éditeur, critique et traducteur, et j’ai eu la chance de le rencontrer au Festival Vo-Vf de traduction littéraire en octobre 2022. Merci à lui d’avoir traduit notamment les livres de Pasolini et d’Edith Bruck en français (et d’avoir convaincu le traducteur Alon Altaras, que j’ai eu la joie de rencontrer à Venise mercredi, de traduire Edith Bruck en hébreu !).
L’accompagnement est sorti il y a presque trente ans, en 1994, chez Gallimard. C’est un texte qui m’a bouleversée et fortement impressionnée. Il fait entrer de plain-pied dans l’antichambre de la mort, son auteur ne s’étant pas senti obligé d’user de sa position d’écrivain pour embellir ou poétiser les choses, pour mieux faire passer la pilule, ce qui aurait été détestable. C’est l’histoire d’un accompagnement, d’un déplacement la main dans la main, les yeux dans les yeux, de la vie à la mort. Les deux protagonistes principaux sont le narrateur et son ami proche, ce dernier est à l’article de la mort et le narrateur va rester à ses côtés durant ses derniers jours, servant d’intermédiaire entre lui et le personnel médical.
L’ami se meurt du sida et demande que son épreuve soit écrite par son accompagnateur. Tous deux sont écrivains. L’un est au bout de ses forces et a besoin des mots de l’autre. C’est donc l’histoire d’un contrat entre eux. Le narrateur fait partie des survivants de l’épidémie et tente d’en dire autant que possible sans trahir, ni son ami, ni ses convictions à lui, dire sans heurter, sans sublimer, en restant au plus près de la réalité et pourtant du côté de la pudeur. Le tour de force de l’auteur est d’avoir malgré tout réussi à livrer les éléments tragiques de la réalité cruelle sans enrobage, sans masque, et c’est bien comme ça, à mon avis, qu’il fallait la livrer, car c’est comme ça qu’elle s’est présentée aux personnes qui l’ont vécue, sans préambule et en les malmenant tout de suite, parce qu’ainsi est la vie, life is a bitch. En lisant, on sent combien écrire est horriblement difficile dans une telle situation.
L’accompagnement est un livre dur et douloureux, le genre de ceux qui sont intemporels et universels. Il ne se contente pas de parler de la brutalité de la maladie et de la mort avec une grande justesse, il traite aussi de la vie, de ce qui fait la singularité de chaque vie, de chaque être et de chaque corps, qui fait que chaque mort est également singulière, tout comme chaque chemin qui y mène. Il montre que la formule toute faite des “malades du sida », qui jette tout le monde dans la même fosse, est inepte, face à la complexité sans nom de la maladie (surtout à l’époque) et de la façon dont chacun l’a vécue. Il rappelle enfin que toute vie aussi belle et aussi réussie qu’elle soit contient la mort et la souffrance et il nous met face à elles, nous qui préférons faire l’autruche, surtout quand il s’agit d’un sujet qui ne nous touche pas personnellement.
L’accompagnement est aussi un portrait marquant car sans concession de l’ami du narrateur et de toutes les personnes qui l’ont entouré à l’hôpital, y compris le personnel soignant et lui-même.
Sans nommer la maladie ni la circonscrire, sans faire de sensationnalisme, sans idéaliser le malade et sans sombrer dans une écriture qui force sur le drame, donc tout en restant très concret et sobre, et je dirais même « sec » parfois, avec le sens de “cérébral”, René de Ceccatty a réussi à me donner le vertige et à me montrer ce que cela « fait » d’être, comme son ami, aspiré au fond d’un tunnel où tous les repères sont effacés, et d’être aux prises avec la pire angoisse, la profonde impuissance, la frustration et la colère qui tenaillent, dans cette traversée si éprouvante de l’inconnu et du dernier seuil. René de Ceccatty n’épargne rien au lecteur en ce qui concerne le corps rongé par la maladie et luttant pour sa survie, et la force de sa prose parvient à faire éprouver combien l’inconnu peut désorienter et rendre fou. J’ai ressenti très fort en lisant ce texte qu’accompagner l’ami revenait à partager l’aliénation qui l’étouffait et l’emportait : dans ce sens, le narrateur l’a vraiment accompagné jusqu’au bout ; on sent bien vers la fin du livre combien il perdait pied.
L’Accompagnement livre une réflexion qui remue profondément sur la maladie, le témoignage, l’écriture, le travail exténuant du personnel soignant, la maltraitance des malades à l’hôpital, le corps souffrant, l’intime et le public, le temps, l’amitié, et sur ce qui compte vraiment dans la vie… peu de choses sans doute, en dehors de la compassion, du contact humain, du peau contre peau.
Il est en train d’être traduit en hébreu et sera publié aux éditions Persimmon Press. Vie éternelle à ce texte important.
(Sabine Huynh, 7 octobre 2023)
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