Ce livre de Soazig Aaron a été publié en 2002 par Maurice Nadeau. Il a reçu le Prix Goncourt du Premier roman et le Grand Prix des libraires. Vingt ans plus tard, il est republié au format poche par les éditions Maurice Nadeau.
Ma réticence initiale à le lire ne tenait pas tant du sujet, absolument incontournable (le témoignage des personnes rescapées des camps nazis) que du fait qu’il s’agissait d’un texte de fiction qui livrait le récit du personnage de Klara la rescapée d’Auschwitz sous la forme des pages du journal intime de sa belle-sœur Angelika. J’ai toujours eu un peu de mal avec la fictionnalisation de la Shoah.
Au fur et à mesure que j’avançais dans ma lecture du texte et que je découvrais son indéniable force littéraire, ainsi que les questions importantes qu’il soulevait, d’une part en ce qui concernait la signification des notions de survie et de maternité une fois que l’on avait vu et vécu des expériences inénarrables parce que plus qu’innommables, et d’autre part celles d’ordre littéraire et touchant à l’écriture du témoignage, mes doutes quant à la « viabilité » du projet (est-ce que j’allais « y croire » assez pour m’émouvoir à sa lecture ?) ont laissé place à une identification à la fois aux hésitations de Klara la survivante et à celles d’Angelika l’écrivante : toutes deux se tenant face au même abîme que représente la mise en récit d’expériences indicibles ; toutes deux effectuant tant bien que mal le récit, récit d’un récit pour Angélika (alors que Klara ne lui livre que des bribes noyées de silences et de fureur, et l’effraie, voire l’horrifie parfois) ; récit de son impossibilité pour Klara, qui, par son refus d’être « une belle figure de victime », choisit de raconter davantage ce qu’elle a fait de « mauvais » au camp et une fois dehors, notamment dans une Berlin dévastée par les bombardements, que ce qu’elle y a subi, qui était « au-delà des limites acceptables », dit-elle.
« Tous ceux qui sont revenus ont été bien au-delà de ces limites. Ce n’est pas glorieux. » Et c’est ce manque de « gloire » (autrement dit : il n’y avait aucun mérite d’être revenu d’Auschwitz, par contre, il y en avait de se jeter sur les barbelés), cette contradiction entre la position de rescapée et d’héroïne, que Soazig Aaron met en lumière dans Le Non de Klara : Klara, ou le refus qu’on la plaigne d’avoir été une victime rescapée et la volonté que l’on se souvienne d’elle en tant que personne qui a repris sa vie en main, après l’avoir arrachée des mains de ses bourreaux ; Klara poids plume qui a commencé à reprendre chair à partir du moment où elle a compris qu’il lui fallait se réinventer, sous une nouvelle identité (son nom a été effacé par ses « Non » la dissociant de ce qui était attendu d’elle), et sous des cieux non-européens, soit autres que ceux de la barbarie nazie.
Ce qui m’a le plus intéressée dans ce livre, outre les questions morales qu’il soulève, c’est la façon dont son auteure a réussi à faire entendre et fortement résonner (certains passages m’ont émue jusqu’aux larmes) la voix d’un personnage de rescapée en l’emboîtant dans celle du personnage de sa belle-sœur qui, parce qu’elle n’a pas connu les camps, ne peut, pour écrire, que le faire « de dicto », et par conséquent en ayant recours à des procédés propres à la création littéraire.
Et quand l’on sait qu’Angélika, qui écrit son journal en 1945, n’est pas Soazig Aaron, qui écrit son roman cinquante ans plus tard, et qu’elle est tout aussi imaginaire tout en étant aussi réelle que Klara par le truchement de la fiction et de la recherche, on ne peut qu’applaudir ce tour de force littéraire montrant comment le texte a généré du texte et confirmant la force évocatrice de la fiction et son pouvoir régénérant.
(Sabine Huynh, 20 novembre 2022.)
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