frank: sonnets – Diane Seuss

Traduction de l’anglais (États-Unis) par Sabine Huynh, pour Le Castor Astral Éditeur. Parution : février 2024.

128 sonnets exceptionnels écrits par Diane Seuss et publiés par Graywolf Press en 2021. Il y en a bien 128, je les ai comptés.

128 poèmes d’amour, de deuil, de désespoir, de rage, de regrets, de remords, de pardon ; denses souvenirs de dèche, de rue, de coucheries, de bringues, d’abus, d’errances, de grandes et petites joies et victoires ; regard tendre posé sur tous les êtres humains malgré leurs défauts, leurs défaillances, leur égoïsme et leur folie, et en particulier sur les parents et sur le fils toxicomane ; dialogues avec les marginaux et les morts sur la beauté, l’innocence, l’art (musique, poésie), la religion (surtout les dérives du christianisme), la maladie (le SIDA), le capitalisme, l’avortement, le suicide, entre autres, ainsi que la difficulté d’être femme, d’être mère, d’être une rescapée des aléas de la vie au sein d’un monde brutal. Un recueil de poèmes décoiffant, vivant, poignant, haletant, rock and roll, unique, au contenu aussi puissant que sa forme est maîtrisée. frank: sonnets est un chef-d’oeuvre et je pèse mes mots.

On ne s’étonnera donc point que le recueil ait remporté les prix suivants aux États-Unis : Pulitzer Prize in Poetry 2022, National Book Critics Circle Award for Poetry 2021, PEN/Voelcker Award for Poetry Collection 2022, Los Angeles Times Book Prize for Poetry 2021.

« In her own words, Seuss describes frank: sonnets as “a memoir in a string of sonnets,” an ambitious project that challenges notions of what an individual sonnet or sonnet sequence can contain. The 127 poems in frank cover a staggering range of experiences, including childhood poverty, the death of a parent, the struggle to find space and place in the sexist world of poetry, a close friend’s death of AIDS, two abortions, and a son’s addiction to heroin. As with any complex life, Seuss also carves space for the interior: philosophical speculation and meta-literary commentary appear alongside questions of art and posterity, as well as ruminations on popular culture and the nature of poetry. » (Diane Seuss in conversation with Tony Leuzzi, for The Brooklyn Rail)

Note de Sabine Huynh :

Diane Seuss est une grande poète américaine née en 1956. Son sixième recueil, Frank : sonnets, a été publié en 2021 par Graywolf Press, l’un des meilleurs éditeurs de poésie américaine contemporaine, à qui l’on doit notamment la publication des livres d’Ilya Kaminsky, de Tracy K. Smith, Solmaz Sharif, Kaveh Akbar, Jane Kenyon, Natalie Diaz, Fanny Howe, tous traduits en français.

Diane Seuss voit Frank : sonnets comme « des mémoires déclinés dans une série de sonnets ». Cette séquence de 128 poèmes largement autobiographiques couronnée par le prix Pulitzer de poésie en 2022 explore avec émoi, tendresse, incrédulité et créativité la complexité de vies que les vicissitudes n’ont pas épargnées. Diane Seuss y déplie les excès, souffrances, échecs, réussites et épiphanies de sa propre vie, de fille, de femme et de mère : l’enfance âpre passée au fin fond du Michigan rural, perturbée par le christianisme fanatique et la mort du père ; puis la jeunesse punk, la liberté et la solitude new-yorkaises, les avortements, le mariage raté, la rencontre avec des poètes et musiciens géniaux mais souvent misogynes et arrogants, mais aussi et surtout avec la poésie et l’écriture, qui changent la vie. Frank : sonnets donne également à traverser des moments de l’existence difficile de Dylan, fils de la poète et ancien toxicomane, de celle de Mikel, l’ami d’enfance de cette dernière, fauché par le Sida juste avant la mise au point de traitements, et de celles de personnes marginalisées qu’elles a connues, dont des membres de sa propre famille (personnes pauvres, homosexuelles, sans-logis, âgées, malades, handicapées, etc.).

Ce recueil à vif et vertigineux, qui témoigne d’une époque allant de la « liberté » des sixties à nos jours, en passant par les « années Sida », et déterre quantité de morts, serait insupportablement sombre si ce n’était la puissance de sa langue, tranchante par sa franchise, et lumineuse par sa musicalité jazzy, son inventivité et sa forme, étroitement liée au contenu. En effet, le choix du sonnet, une forme qui perdure depuis des siècles, et sa modernisation par Seuss, qui l’allège en adoptant un ton conversationnel et familier, sont déterminants dans la force et la beauté de Frank : le sonnet de Seuss est vivant, il peut tout contenir de la vie et tout sublimer dans ses quatorze vers libres.

De plus, en tant que sonnets, les poèmes de Diane Seuss sont non seulement brefs et mémorables, mais ils sont aussi dramatiques, car quatorze vers c’est assez long pour permettre au poème de supporter la tension entre le lyrisme et la progression narrative de ces récits de vie denses. Leur musicalité repose sur les rimes internes (blessures internes, intimes, du corps, internalisées dans la langue), les allitérations et les assonances (la mise en sons de la douleur). Leur rythme court, bien qu’ils accordent du temps à la réflexion métatextuelle.

Les sonnets de Diane Seuss sont autant des cercueils que des maisons, des lits que des fenêtres, des voitures que des séquences filmiques. Ils sont à la fois urgents, perturbants, drôles, hésitants, fougueux, poignants, ironiques, splendides : un véritable appel d’air poétique.

Frank : sonnets livre des conversations et réflexions éclairantes ou provocantes sur les rapports entre la survie et l’art, la beauté et la survie, l’errance et l’écriture, la foi et l’amour, l’amour et la mort, la pauvreté et la folie, le corps et la maladie, le passé et le présent, etc. C’est un recueil qui fait penser à un mariage entre les photographies de Nan Goldin et les sonnets d’Edna St. Vincent Millay, ou la musique de Ravel et les chansons d’Amy Winehouse (tous deux apparaissent dans le livre) : incroyablement débordant d’humanité, donc d’ardeur, d’esthétisme, de vulnérabilité, d’étrangeté, d’énigmes et de beauté : de poésie, en somme. 

Outre le prix Pulitzer de poésie, Frank : sonnets a aussi remporté entre autres le prix du Cercle national des critiques de livres de poésie, le prix de poésie PEN/Voelcker, le prix de poésie du Los Angeles Times. La traduction française de cet ouvrage d’une force indéniable qui renouvelle le genre du sonnet et le met à la portée de tous en englobant tout ce qui fait de nous des humains nous semble donc à point nommé, car à une époque où les plus faibles sont plus que jamais marginalisés et réduits au silence, Frank : sonnets confirme la nécessité de la poésie, en tant que chambre d’échos, flamme de rébellion et de résistance, et réflexion sur ce que vivre et créer dans le monde d’aujourd’hui signifie (« cette recherche effrenée de la beauté et du soulagement », comme dit Seuss dans le premier sonnet du recueil) : un monde invivable, mais où nous devons pourtant passer du temps, et les sonnets de Diane Seuss, en défiant la violence du monde, et en choisissant d’en préserver l’humanité, nous le rendent plus supportable. (Sabine Huynh, avril 2023)

Parution : février 2024, aux éditions Le Castor Astral.

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