Pourquoi pas la vie, de Coline Pierré

La poète américaine Anne Sexton (citée dans Pourquoi pas la vie, de Coline Pierré, dont je vais parler ici) compare, dans son poème « Wanting to Die »/« Vouloir mourir », le suicidé à un bâtisseur, un architecte, un menuisier, un artiste qui ne demande pas pourquoi faire mais comment faire, en se saisissant de ses outils. À ses yeux, le suicide, désespéré, dévastateur et désespérant, est aussi un acte assumé, réfléchi et créatif – comme la confection d’une dernière volonté, comme une dernière bouée  : le désir de fermer la porte à tout jamais, de la claquer au nez de la vie. Certes, le fracas est retentissant et douloureux, mais le suicidé a eu la force, et non pas la faiblesse, de pousser la porte derrière lui. D’autres diront qu’au contraire, il l’a laissée grande ouverte sur le froid glacial, et que la force n’était en fait qu’inconscience. Pour Anne Sexton et son amie Sylvia Plath, deux suicidées qui après les cours d’écriture créative qu’elles suivaient à Boston allaient boire des martini en comparant leurs tentatives de suicide, le désir de mort n’était ni honteux ni méprisable : elles trouvaient les fins malheureuses valables, à défaut d’être louables.

Nous vivons dans un monde où la mélancolie doit impérativement être chassée par la joie, fût-elle artificielle. Mais se plier coûte que coûte à l’injonction d’être « heureux » endommage peut-être le noyau de l’être, l’essence du moi. Je dis cela tout en ayant beaucoup apprécié l’essai que Coline Pierré avait consacré à l’optimisme, Éloge des fins heureuses (Monstrograph, 2018), son plaidoyer pour l’idéalisme, que j’avais trouvé vivifiant : « Je veux écrire des livres qui donnent de l’espoir et de l’énergie », y disait-elle, et on ne peut qu’opiner du chef, car il est vrai qu’on est à bout, notre réservoir mondial d’espoir, si une telle chose existe, ayant montré depuis longtemps des signes de fissures. Lire ce texte de Coline Pierré m’avait fait du bien, c’est pourquoi j’ai lu son roman Pourquoi pas la vie (L’Iconoclaste, 2022) qui prolonge en l’embellissant la vie de la poète Sylvia Plath. Malgré les qualités indéniables de ce texte, j’ai mis un peu de temps à y entrer. Je vais tenter de dire pourquoi.

Pourquoi pas la vie, propose Coline Pierré. Et pourquoi pas la mort, quand les circonstances nous y acculent ? Il me semble que Sylvia Plath avait de bonnes raisons de commettre cet acte malheureux, et j’insiste sur le mot malheureux, car il n’est plus à démontrer que Sylvia Plath était profondément malheureuse ; elle avait en tout cas ses raisons à elles (à la fois matérielles et mentales). Je crois que retirer le suicide à sa vie c’est nier, ou minimiser, tout ce qui l’a menée à cette éventualité tragique, et postuler qu’en optant pour le suicide elle aurait choisi un destin contraire à ses propres désirs. Je crois que prise au piège et ne voyant pas d’autre issue, elle a certes choisi de se tuer, mais elle n’a pas choisi les circonstances qui ont refermé le piège fatal sur elle, qui l’ont broyée. Ces cause déterminantes sont graves (et cela Coline Pierré le souligne clairement dans son roman), elles ont retiré à Sylvia Plath son libre arbitre et lui ont probablement dicté la mort qu’elle s’est infligée. Pourquoi réécrire l’histoire de Sylvia Plath en l’empêchant de se suicider ? Pour en faire une personne différente, c’est-à-dire plus forte, plus positive, plus saine mentalement qu’elle ne l’était ? Mais qui dit personne différente dit circonstances différentes, psychisme différent, vie différente, société différente, famille différente, époque différente, etc. Toute la donne est changée, et on ne parle plus de Sylvia Plath, dont le suicide peut être vu comme l’ultime création, en quelque sorte.

Est-il vraiment possible de museler tout à fait « l’angoisse existentielle » (Pourquoi pas la vie) qui ronge certains d’entre nous ? Il existe des drogues, des médicaments, qui paviennent à ouater le monde, les pensées et les sens. Certes. On ne peut pas réécrire la vérité de Sylvia Plath ; et son désir constant de mort, parfois muselé avec succès, parfois non, en fait partie intégrante. Sans le noyau noir, pas de Sylvia Plath, pas de regard aiguisé ni d’ironie mordante, et peut-être pas cette grande poésie admirée jusqu’à nos jours non plus. Je crois qu’elle voulait autant vivre que mourir. Elle a fait face, a lutté front contre front, a capitulé devant la vie trop dure et prosaïque, mais triomphé en trouvant dans une mort orchestrée par elle une issue créative et bousculant les certitudes, bien que cette mort fût atroce. « Aucune personne de trente ans ne devrait crever la tête dans le four. Ce n’est pas un monde acceptable », écrit Coline Pierré dans Pourquoi pas la vie. Effectivement, c’est inacceptable, et dingue, mais rejeter cette issue ne permet peut-être pas d’avancer. Cela dit, injecter, par le biais de la littérature, de l’espoir dans un monde en berne – et c’est ce que Coline Pierré tente de faire avec son travail – est certainement méritoire.

En lisant Pourquoi pas la vie, on sent très fort plusieurs choses : la passion de Coline Pierré pour Sylvia Plath, le sentiment d’injustice qui enflamme sa prose, son désir de la protéger à tout prix, son regret qu’elle se soit donné la mort, sa grande colère envers les circonstances qui l’y ont poussée (notamment à l’encontre du poète Ted Hughes, qui en prend pour son grade). Et l’on comprend pourquoi Coline Pierré a tenu à inventer des amitiés salvatrices et lesbiennes à Sylvia Plath. On comprend que son intention de sauver Plath provient de sa grande capacité d’empathie. Cependant, le fait de se projeter dans Plath ne doit pas enlever à Plath ce qui était à Plath, dont on ne peut que deviner l’étendue dévastatrice. Il me semble qu’il était évident que sa souffrance, chevillée à son corps, était son trésor, d’une certaine manière, sa boule d’argile grise à elle, très lourde, très dense et collante, qu’elle maniait, étirait, sculptait – écrivait.

Que mes arguments ne vous ôtent pas l’envie de lire Pourquoi pas la vie cependant, car pour qui ne sait rien ou peu de la vie de cette poète majeure qu’était Sylvia Plath, ce roman est une excellente introduction, et il peut donner l’envie de lire son œuvre littéraire, et dans cela réside une grande partie de son intérêt, à mon avis. Je l’ai dévoré, car il est passionnant et généreux, sa construction est habile et solide, l’art du dialogue y est parfaitement maîtrisé, tout y fonctionne à merveille, et il est un exemple parfait de l’art de la fiction et de la force de son moteur, « l’imagination… la première forme d’action politique » (Éloge des fins heureuses), ou comment partir de la réalité pour la dépasser, créer outre, et réaliser ses rêves. Pourquoi pas la vie est un livre optimiste, prenant, entraînant, porté par une langue énergique, et il aurait remporté mon adhésion totale si la protagoniste avait porté un nom différent de celui de Sylvia Plath, qui dans la vie s’est suicidée (et pas « laissée crever », comme l’a écrit Coline Pierré). D’ailleurs, ce n’est qu’une fois que j’ai eu l’idée de remplacer dans ma tête le nom de Plath par celui de Coline Pierré (solution de facilité, j’en conviens) que j’ai réussi à me laisser porter sans résistance par son texte, que j’ai lu comme une fiction brodée autour d’un désir prégnant et torturant de réinventer sa vie. « Ta vie est une vie, mais la mienne est-elle une aubergine ? », demande Sylvia à Ted dans Pourquoi pas la vie. Le suicide de Sylvia Plath n’était certainement pas une aubergine. C’était une bombe dévastatrice, qui nous a dirigés vers son œuvre et a réveillé un violent désir d’écrire chez beaucoup d’entre nous, donc il est important, valable, même si l’on est contre le suicide.

Pourquoi pas la vie est un livre engagé, on y trouve des idées nobles, des cris d’indignation pertinents, et la protagoniste portant le nom de Sylvia Plath est féministe. Coline Pierré semble être une écrivaine militante et résolue. Elle voit Sylvia Plath comme « la poétesse suicidaire qui passe son temps à essayer de mourir » et son suicide comme quelque chose de pas « romantique ». « La mort, c’est laid, ça pue, c’est de la putréfaction, c’est des asticots qui te rongent la tronche et le cul, c’est ne plus jamais aimer, nager, danser, manger, écrire, toucher, baiser, jouir, c’est toi qui fermes ta gueule pour toujours. C’est ça, ton idée du romantisme ? » : ces mots sortent de la bouche du personnage fictif de Sylvia alors qu’elle s’adresse au « fantôme de Sylvia Plath », et de la plume de Coline Pierré, dont le parti-pris était de « venger » Sylvia Plath en édulcorant son histoire (« édulcorer la réalité », Pourquoi pas la vie) et en escamotant son suicide. Mais qui a dit que cette dernière pensait que son suicide était romantique ? Sylvia Plath n’aimait pas les desserts. Pourquoi la forcer à en manger ? Pourquoi refuser de rester juste avec la stupeur et les questions sans réponses ? Tout n’est pas pas explicable. Comme vous pouvez le constater, le fait que la protagoniste s’appelle Sylvia Plath m’a passablement chiffonnée, que Coline Pierré me pardonne.

Bref, lisez Pourquoi pas la vie, si vous ne l’avez pas déjà fait, et poursuivons la discussion, voulez-vous ? C’est bien qu’un livre fasse autant réfléchir, sur ses modalités d’écriture et sur les intentions de son autrice. Pour conclure, je dois dire que j’admire le courage de Coline Pierré, car c’était audacieux de sa part de décider de nager à contre courant. Écrire, c’est aussi oser, se jeter dans le vide, tâtonner, inventer de nouvelles façons de dire, et de voir le monde, et ça, Coline Pierré a prouvé qu’elle savait le faire.

(Sabine Huynh, 15 décembre 2022.)

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