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un livre doit-être la hache qui brise la mer gelée en nous
Franz Kafka
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Ce texte de Claro est terrible en cela qu’il nous tire des limbes où nous étions parvenus tant bien que mal à nous réfugier – où nous nous croyions vivants, libres de ne pas mourir et capables de garder en vie par l’amour –, ce sas infernal de l’indécis et de l’informe dans lequel un liquide vésuvien (dont nous ignorions l’odeur de formol), à défaut d’amniotique, empêchait à nos hantises de trop nous assaillir avec leurs arêtes blessantes.
Ce texte de Claro a tiré de la lectrice que je suis d’âpres et brûlantes larmes de sang noir, avec lesquelles il a sans doute été écrit.
Ses visions cauchemardesques, auxquelles il est dérisoire de tenter d’échapper puisqu’elles tapissent l’intérieur de notre carcasse épileptique et de notre crâne délirant, tirent inévitablement l’esprit vers des pensées qui luttent pour ne pas sombrer dans le macabre, en vain. Que peut la force de l’amour face à la fauche du temps ?
Vaut-il mieux mourir avant ceux que nous aimons tant que nous ne saurions vivre sans eux, ou partir après eux ? Si elle ou il part avant moi, je pourrais m’occuper d’elle ou de lui jusqu’au bout – l’être aimé plus que tout n’aura pas à souffrir de mon absence (croyons-nous, ignorants que nous sommes). Mais faudrait-il ainsi souhaiter sa mort ? Comme si cela se résumait à une histoire de valeur, de priorités et de vœux à exaucer.
Les limbes n’ont pas de couleur, pas de forme, pas de son, et pourtant nous arrivons à les voir comme une sorte de béatitude préférable à la mort et nous nous abreuvons de substances pour y prolonger coûte que coûte notre séjour – alors qu’ils sont momification, pétrification des émotions, mort.
Le texte de Claro ranime, comme le ferait une gorgée d’acide, réveille, comme notre reflet sans fards dans un miroir grossissant, réchauffe, comme une éruption volcanique. Le texte de Claro m’a tiré dessus. À la fin que reste-t-il sinon le désespoir et la rage face aux ravages inéluctables du temps ? On dit qu’ils peuvent mener à l’art et à l’écriture, dans le meilleur des cas.
Sous d’autres formes nous reviendrons, Claro (Seuil, 2022)
musique, générique, tout le monde rentre chez soi, troublé, inquiet, quel étrange film, on n’est pas sûr d’avoir bien suivi l’intrigue, les tenants et les aboutissants de cette fable qui semble autre chose qu’une fable, mais une fois chez soi chacun comprend que cette histoire est la sienne, l’a été et le sera de toute éternité, chacun comprend que la danse du deuil est une danse qui se danse seul, à l’abri des regards, et que ce film, La Momie, est une leçon, la leçon de l’amour mort, et dans les ténèbres de la chambre où dort l’être aimé chacun se tourne et se retourne, et chaque fois que les yeux se rouvrent c’est sur un mur qu’ils s’ouvrent, le mur de l’être aimé qui dort dans l’amour comme on dort dans la mort, le verso d’une leçon prodiguée par la mort à l’amour qui dort, et c’est paralysant, on est paralysé, on voudrait tendre la main, toucher le dos, toucher le mur, traverser la chair et les os de la leçon et se fondre dans le corps de l’être aimé et renaître de l’autre côté, dans le réveil de l’amour et l’odeur du café chaud à l’extrémité du sommeil de la mort, mais de l’autre côté de la leçon de pierre seule la pierre veille au sommeil de la mort
Rideau.
(Sabine Huynh, 16 juillet 2022.)
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