Collection privée, de Gonzalo Eltesch, et Écritures carnassières, d’Ervé (éditions Maurice Nadeau, collection « À Vif », 2022)

Aujourd’hui est venu le temps de vous dire quelques mots sur les deux premiers livres parus au sein d’une nouvelle collection lancée par la légendaire maison d’édition Maurice Nadeau au printemps 2022. La collection s’appelle « À Vif », elle est dirigée par Adeline Alexandre et Delphine Chaume (plus connues pour avoir produit et animé l’excellente émission littéraire « Un livre, un jour »). Les livres sont : Collection privée, de Gonzalo Eltesch, un jeune écrivain chilien de 41 ans (traduit par l’écrivain et traducteur Gilles Moraton), et Écritures carnassières, d’Ervé, un jeune écrivain de pile 50 ans qui en fait a toujours écrit mais qui ne publie que depuis cette année. Pour tous les deux, il s’agit de leur premier livre, et leurs ouvrages se font écho sur bien des points, d’où la pertinence de les avoir réunis sous l’égide d’une même collection.

Photo : Librairie des éditions Maurice Nadeau.

La collection « À Vif », comme son nom l’indique, est une collection de textes littéraires vivants (actuels, innovants) qui porte des écritures d’une intensité brûlante, ancrées dans des expériences de vie dont la translation à l’écrit marque durablement les sens et les mémoires. Les lire c’est ressentir dans sa chair et son cœur la sensibilité et la vulnérabilité des êtres humains dont elles émanent et auxquelles elles se rapportent.

La collection « À Vif » offre le quotidien et l’intimité de vies sortant des sentiers battus – des vies davantage empreintes de spleen que de gaieté, marquées par les chagrins, la violence et les deuils (quelle vie ne l’est pas ?), mais portées, pour ne pas dire sauvées, par la littérature et la fiction –, narrés par des personnes qui seraient tout à fait ordinaires si elles ne possédaient l’art de descendre au plus profond d’elles-mêmes et de leur solitude pour y pêcher des cailloux apparemment vulgaires qu’elles polissent et transforment en joyaux qu’elles assemblent afin de donner à lire des textes littéraires d’une grande saveur et d’une maîtrise indéniable.

Ouvrons une parenthèse pour rappeler qu’en 2020 les éditions Maurice Nadeau publiaient dans la collection « Les Lettres nouvelles » ce roman incroyable qu’est Sous le ciel vide, de Raphaël Nizan, que j’avais chroniqué avec enthousiasme pour le magazine Diacritik. À mes yeux, cet ouvrage annonçait la nouvelle collection à venir, « À Vif », par ses attributs principaux : dextérité, tripes, mémoire, vulnérabilité, recherche désespérée de sens, littérature salvatrice, rage et art d’écrire des récits dans lesquels s’opère la reconstruction de soi à travers l’écriture.

Le plus grand désespoir et la plus grande énergie se côtoient dans Collection privée, de Gonzalo Eltesch, et Écritures carnassières, d’Ervé, et la façon dont cela est mis en œuvre en fait des textes inoubliables dotés du pouvoir de réchauffer et de briser le cœur en même temps, et en douceur, avec tendresse, malgré l’âpreté qui les sous-tend. En effet, je les vois comme de vieux meubles en bois tous cabossés, à tiroirs et patiemment recouverts de mosaïques délicates, extrêmement travaillées : la langue de ces textes, qui réussit à « organiser la vie en sonnets et sextines », comme l’écrivait la poète Sylvia Plath, soit ordonner un certain bagage intime, un chaos existentiel et une matière mémorielle étouffante, composer, littéralement, avec la tristesse, de manière à les livrer sous la forme d’une œuvre littéraire lumineuse et saisissante.

De quoi parlent Collection privée et Écritures carnassières vous demandez-vous ? Dans les grandes lignes, pour Collection privée : de l’enfance et des premiers émois amoureux d’un jeune garçon solitaire que la mère a abandonné après la séparation de ses parents, et dont le père tient un magasin d’antiquités à Valparaiso, au Chili, sous Pinochet (« Ainsi passa le temps et mon père ne fut bientôt plus qu’un personnage dans ma vie. Un personnage de roman. », Eltesch) ; pour Écritures carnassières : de l’enfance d’un gamin de la DDASS (« une enfance qui n’en a pas été une », Ervé) et de l’existence chaotique d’un rescapé de la rue et de l’alcool ; pour les deux : de chiens errants… soit de la solitude et des sous-bois qu’évoquait Simone de Beauvoir dans sa préface à La Bâtarde, de Violette Leduc : « Et quiconque nous parle du fond de sa solitude nous parle de nous. L’homme le plus mondain ou le plus militant a ses sous-bois où personne ne s’aventure, pas même lui, mais qui sont là : la nuit de l’enfance, les échecs, les renoncements, le brusque émoi d’un nuage au ciel ».

En fait, un grand nombre des remarques énoncées par Simone de Beauvoir au sujet des mémoires de Violette Leduc peuvent s’appliquer à Écritures carnassières de l’écrivain Ervé, que je vois un peu comme l’alter ego de Violette Leduc, à cause notamment de l’intégrité de son écriture sans complaisance : « On entrevoit un monde plein de bruit et de fureur, où l’amour souvent porte le nom de haine, où la passion de vivre s’exhale en cris de désespoir ; un monde dévasté par la solitude et qui de loin paraît aride. Il ne l’est pas. […] Toutes les détresses trouvent en elles un écho : celle des abandonnés, des égarés, des enfants sans foyer, des vieillards sans enfants, des vagabonds, des clochards, des lavandières aux mains gercées, des petites bonnes de quinze ans. » (Simone de Beauvoir)

Ainsi s’ouvre sa préface à La Bâtarde : « Quand, au début de 1945, je commençai à lire le manuscrit de Violette Leduc — « Ma mère ne m’a jamais donné la main » — je fus tout de suite saisie : un tempérament, un style. »

Elle a dû être belle, ta maison, m’a-t-elle dit, ou du moins c’est ce que j’ai cru entendre. Oui, j’ai dit, très belle. Je lui ai pris la main, et cette fois elle ne l’a pas enlevée. Nous sommes restés ainsi un moment, comme prisonniers d’une vieille carte postale. Ensuite, comme prévu, nous sommes partis.

Collection privée, Gonzalo Eltesch. Éditions Maurice Nadeau, 2022.

Les livres d’Ervé et d’Eltesch ne parlent pas de, mais avec la voix ou plutôt l’esprit de ces enfants rejetés, décalés ou ignorés, qui parviennent à rester malgré tout des enfants aux yeux émerveillés qui découvrent le monde et l’embellissent de leur présence, quel que soit ce monde qui ne veut pas d’eux. Ainsi, le ton n’est jamais misérabiliste ou accablant, mais étonné, interrogateur, doucement ironique, touchant, parfois même carrément poignant. Il y a poésie du regard, il y a transformation d’une matière première lourde et cacophonique en objets littéraires structurés et bouleversants.

Je regarde mes mains ridées. Les veines et les cloques. Et je pense en pleurant à cette fille qui fête sa neuvième année.
J’ai du mal à respirer même si je vis en plein courant d’air. Je suffoque à juste prononcer son merveilleux prénom.
J’ai un tomahawk sur le cœur.
Je fais déborder la Seine à chacun de mes passages sur ses rives, rebords ou quais. Quand je sanglote, Paris croit qu’il pleut.

Écritures carnassières, Ervé. Éditions Maurice Nadeau, 2022.

Les textes d’Eltesch et d’Ervé se rejoignent aussi dans leur manière d’« ouvrir un à un les tiroirs des souvenirs » (Ervé) pour en sortir de douloureuses histoires de filiation, d’amour et de frères qui disparaissent ; des récits d’enfance sensibles ou cocasses suivis de moments de tendresse et de tristesse indicibles, ou de moments de grâce qui ont le pouvoir de sauver de presque tout ; des souvenirs réels et fantasmés ; des lieux de vie possibles ou impossibles ; des regards humains sur l’humanité et son inhumanité ; toute une « collection » de choses avec lesquelles on vit et on écrit et que leurs auteurs déplient dans des fragments narratifs et poétiques au style incisif. Il émane une grande beauté et une profonde mélancolie de la langue économe d’Eltesch, composée de phrases apparemment toutes simples, distillées dans des paragraphes très brefs, des vignettes qui derrière leur discrétion se révèlent être des petits clous narratifs assez redoutables, qui plantent solidement leurs images claires et leurs paroles comptées dans la mémoire des lecteurs. La même mélancolie et économie syntaxique baignent la langue d’Ervé, tellement unique, très élégante, qui m’a rappelé le parler d’une autre époque, peut-être réminiscent de la langue des films de Truffaut et de Bresson que j’aime tant, ou de celle de Fred Deux, dans son chef d’œuvre d’inspiration autobiographique La Gana, un texte qui avait d’ailleurs été découvert et publié initialement par Maurice Nadeau en 1958, et dont ce dernier avait dit, concernant sa poésie, qu’elle « transforme le sordide en objet d’art ».

Je dépose quelques extraits des livres d’Ervé et d’Eltesch ici, tout en sachant pertinemment que sortis de leur contexte, ils peinent à révéler l’ampleur et l’énergie du mouvement de l’écriture qui transporte les lecteurs. C’est comme essayer d’extraire une vaguelette de la mer pour montrer comment le courant marin fonctionne… Tant pis, c’est mieux que rien, et il ne vous reste plus qu’à lire Écritures carnassières et Collection privée, ce que j’en dis importe peu au final, mais je continue quand même, pour le plaisir de passer encore quelques instants avec ces textes enchanteurs.

La Radio c’est l’organe de la parole avec des voix reconnaissables entre toutes sans aucune envie d’en voir le visage. Alors je trimballe, toujours, partout, mon petit poste à pile, dans mon sac, dans ma poche. Tu te souviens qu’on disait « transistor » ? C’est magique ce mot. »

Écritures carnassières, Ervé. Éditions Maurice Nadeau, 2022.

L’imagination, c’est comme se souvenir. Ou est-ce comme se confondre au souvenir ?

Collection privée, Gonzalo Eltesch. Éditions Maurice Nadeau, 2022.

Collection privée et Écritures carnassières contiennent dans leurs écritures fortes et sans esbroufe de quoi élargir le monde, et en particulier la poésie de leurs phrases ramenant à l’enfance (« dans tous ces poètes que je lisais, je trouvais quelques signes de mon enfance, de mon origine », Eltesch), qui rayonnent dans leur profond écrin de silence. Ce sont des textes qui logent les clochards célestes, les êtres différents ou déchus, les laissés-pour-compte, les exilés et les bannis, qui, qu’on le veuille ou non, font partie de la marche du monde, et sans qui celui-ci tournerait moins rond.

Parce que le nœud est là : la pauvreté. La misère qui engendre la misère. La pauvreté, je connais son odeur. Mais la misère, elle a son parfum. Celui du quotidien. Et choisir mes habits. Au foyer, c’est tenue uniforme. On nous voit arriver de loin, tous habillés pareil avec les moqueries qui vont avec, les doigts pointés et les coups de poing dans la gueule qui se perdent. Je veux être dépareillé.

Écritures carnassières, Ervé. Éditions Maurice Nadeau, 2022.

Pour conclure, je crois qu’il est important de saluer le courage des éditrices de la collection « À Vif » et de la maison d’édition Maurice Nadeau pour avoir publié de jeunes auteurs qui étaient jusqu’à la parution de leurs livres d’illustres inconnus en France, et pour cause : l’un a écrit son livre en espagnol (merci à Gilles Moraton pour sa traduction remarquable), et l’autre signé le sien sous un prénom énigmatique ; cela n’est pas sans rappeler que Sous le ciel vide, édité par la maison en 2020, a été publié sous le pseudonyme de Raphaël Nizan – il n’y a pas preuve d’amour du texte littéraire plus grande que cette absence de culte du nom (« dans une société où chacun ne vit plus que pour être connu », Sous le ciel vide), et notre confiance en la maison Nadeau, connue depuis toujours pour sa réputation de découvreuse de talents littéraires, continue donc à être sans faille.

(Sabine Huynh, 7 juin 2022.)

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