Écrire, lire, c’est relier, réunir, raccorder, faire des épissures. C’est l’hiver dans le pays où je vis. Malgré les averses soudaines, et le froid plus ou moins mordant selon si l’on est à Tel Aviv, à Jérusalem, à la Mer morte, ou en Galilée du nord, où j’ai lu le recueil dont je vais essayer de vous dire deux mots, la lumière reste vive et capte le regard, comme les poèmes dont je viens de sortir, ravie. Épissures (éditions L’Arbre à paroles, 2020) a attendu longtemps que j’aie enfin le temps de m’y plonger pour le lire d’une traite et lentement, il a attendu le moment propice, soit celui de la bénéfique paresse, où je serais la plus réceptive, après une traversée en voiture de paysages de plus en plus montagneux, pentus et silencieux, un mélange m’évoquant la Provence et les Alpes, de basalte, d’oliviers, d’orangers, de pins et de sapins, de terre sombre et de pâturages d’un vert me rappelant l’Irlande, recouverts çà et là de neige et broutés par des moutons, des chevaux et des vaches qui mugissent chaleureusement sur notre passage. Tout est calme autour du petit chalet qui nous accueille pour quelques jours. La pluie abondante a creusé un étang entre l’eucalyptus et le noyer, dans lequel corbeaux et piverts viennent se mirer. Le dos calé contre des oreillers, j’ouvre le livre de Francesco Pittau et l’accord se révèle immédiatement en lisant les premiers vers du poème « Je suis », dédié au regretté poète Rio Di Maria :
Je suis d’une terre sombre
Épissures, Francesco Pittau
d’un sol de basalte et de granit
d’un monde perché sur le flanc
d’une colline entre la terre et le ciel
d’une cendre suspendue dans l’azur
que les pins maritimes couronnent
J’ai l’impression que ce poème a été écrit sur cette terre où je le lis, aux pieds du Mont Hermon, à deux pas de la Syrie et du Liban, et je sens son auteur tout proche. Quel heureux hasard, quelle chance ! Nous montons le chauffage et guettons le ciel, avant de tirer les rideaux pour garder la chaleur et de mettre la bouilloire sur le feu. Je continue ma lecture à la table de la cuisine, en trempant du pain dans de l’huile d’olive salée. Une goutte tombe et s’étale sur la couverture. En temps ordinaire cela m’aurait chagrinée, mais s’agissant du livre de Francesco Pittau, cette alliance me met en joie.
La chambre est glaciale
Épissures, Francesco Pittau
L’odeur du soleil est posée sur la table
comme une poignée de fleurs sèches
Derrière les rideaux fermés le ciel
est blanc
Je n’ai pas soif d’eau fraîche
mais de filtres brûlants et de boissons fumantes
Quand reviendront les hirondelles ?
La nuit, les rafales de vent s’engouffrent à travers les planches en bois et le tonnerre assourdissant fait trembler le lit et la terre. Éveillée, loin de la frénésie de la grande ville, je pense à « la maison des tempêtes » du poème « On dira », ainsi qu’au « Temps du sommeil », qui immobilise le chat « enroulé sur lui-même / comme un escargot dans son panier », et à combien me plaisent les métaphores employées par le poète pour dire le monde tel qu’il est, simple et réjouissant, métaphores qui me rappellent la poésie d’Anne Sexton, que je traduis depuis des années : « une vieille tasse fendillée comme une peau / de lézard », « sur la table basse / où les cercles s’entrecroisent / comme autant de lunes vides ». En fait, les textes de Pittau, joueurs, abondant de comparaisons, et mis en branle par le procédé de la répétition, me rappellent ceux de Sexton à bien des égards. Les deux ont écrit une poésie autobiographique qui est lyrique et émotionnelle, tout en restant concrète, libre et terre à terre, au plus près des préoccupations du quotidien et se penchant sur des sujets qui pourraient êtres vus comme peu dignes d’intérêt : règles, avortement, masturbation et maternité pour Sexton ; regarder la pluie tomber derrière une vitre, tondre la pelouse, trouver une pièce de monnaie au fond d’une poche, observer une mouche « rôder sur la table », cuire des carottes, manger un yaourt à la fraise, regarder un être aimé dormir, admirer un « tas de vieilles briques ruinées » par la pluie pour Pittau. Mais là où Sexton bourrait ses poèmes savamment composés d’images qui pouvaient être très extrêmes, allant jusqu’à engendrer une étrangeté surréaliste et dépaysante, chaque poème d’Épissures est un petit tableau, une scène familière, un cadeau (une « épiphanie »), un tressaillement intérieur, et le vertige poétique de Pittau est contenu dans le « craquement infime » d’une coquille d’escargot « sous la lame de la tondeuse électrique », qui fait écho au « petit craquement » de la pomme au cœur traversé par la lame d’un couteau, engendrant chez le poète « une infinie tristesse ».
La personne capable de s’émouvoir « des reins aux omoplates » du sort d’un escargot, ainsi qu’à la vue, au supermarché, des fruits « les moins beaux ceux qui sont difformes / et qui semblent se moquer de ce qu’on attend d’eux », ou encore d’« un merle venu sautiller dans la pelouse » ou d’un pigeon « mortel », « heurtant le pare-brise de la voiture », « transformé en gerbe de plumes », est un être vivant pleinement dans le monde (et « la pelouse est un monde »), pour qui rien n’est insignifiant : il sait à quoi il doit la vie qui l’anime, il sait qu’on n’écrit jamais tout seul, et que la poésie est un dialogue, entre soi et soi, mais aussi et surtout entre le monde, les autres et soi. Francesco Pittau écoute, observe et partage, et nombreux sont ceux et celles qui aiment, disent, parlent, respirent, mangent, boivent et bougent sous le soleil et la pluie dans son recueil généreux rempli de « choses » aimées ou tout simplement vues, consignées à cause de cette « étrange complicité » : « Nous partagions un même espace / un même ciel une même bouffée d’air » (« Le merle »).
(Sabine Huynh, Tel Aviv, 28/01/2022)
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Je partage aussi mes pensées sur des livres que j’ai lus ici.