L’Ail des ours : novembre 2019 – novembre 2021, deux ans et dix ouvrages

Les 10 livres parus chez L’Ail des ours entre novembre 2019 et novembre 2021

Je voulais intituler ce texte « Le mérite des éditions L’Ail des ours », avant même de savoir ce que j’allais y mettre, car je souhaitais tout simplement honorer la grande bonté que représente ce geste d’avoir posé en novembre 2019 le premier bloc de cet ensemble poétique qui ne m’avait pas laissée indifférente : Nés arbres, de Marilyse Leroux (accompagné d’œuvres de Thierry Tuffigo).

Ils m’apprenaient

le premier chant

celui des questions

qui se lèvent

et se couchent

dans une même feuille.

(Marilyse Leroux)

Deux ans déjà. Cela fait deux ans que je lis les « petits » livres publiés par Michel Fiévet au sein de sa modeste structure éditoriale et que je caresse l’envie d’écrire quelques mots dessus afin de le remercier pour sa générosité, sa finesse, sa persévérance, son travail, sa présence, son amour de la poésie et son attention pour nos écrits.

J’ai lu très peu de poésie d’expression française contemporaine ces dernières années, faute de disponibilité (je traduis de plus en plus de poésie d’expression anglaise et, pour les besoins d’un long texte en prose que je viens d’achever, j’ai surtout relu les livres de Georges Perec, de Robert Antelme et de Marguerite Duras). Quand j’ai peu de temps, j’ai tendance à relire les livres que j’ai dans ma bibliothèque car je sais que j’y retrouverai toujours ce que je suis venue y chercher. J’ai peut-être peur d’être déçue aussi. Pour moi, un texte n’est pas décevant quand je n’ai jamais rien lu qui lui ressemble, et même si je ne le fais pas, pour diverses raisons, l’envie de le traduire pour qu’il soit lu par davantage de personnes est un signe sûr. Mon point de vue se discute certainement, mais c’est ainsi que je fonctionne.

Je ne dirais pas que les livres publiés par L’Ail des ours m’ont offert une poésie qui m’était totalement inconnue jusque-là, néanmoins, je continue à les lire car ils m’ont donné quelque chose de très important (et peut-être même de plus important que toute « nouveauté ») : ils m’ont rappelé de garder les yeux grand ouverts sur ce monde que j’ai tendance à voir à travers mon étroite lorgnette à moi, oubliant souvent son immuable beauté, logée dans les détails, les frissons, cette splendeur qui peut se manifester dans la lumière du soleil ruisselant sur les feuilles d’un arbre que le vent fait bruire, et cela, qui mieux qu’Adeline Baldacchino a su l’exprimer, dans De l’étoffe dont sont tissés les nuages – Carnets grecs, le deuxième bloc, la deuxième pierre de la maison de L’Ail des ours (accompagné d’œuvres de Danielle Péan Le Roux).

J’aime la prodigalité

de la lumière et sentir sur ma nuque

le souffle du vent qui dérive au long cours

l’odeur des choses qui naissent

et le craquement des écorces

et la vague ouverte jusque dans mon

ventre et les rameaux du plaisir

écartelés dans la chair

le bois flotté des usages

de soi dans la douceur

partageuse et le regain

des joies.

(Adeline Baldacchino)

Ce poème d’Adeline Baldacchino condense ce qu’est pour moi l’esprit de L’Ail des ours : je crois que tous les ouvrages publiés par cette maison ont en commun de redonner à voir la beauté qui est là sous notre nez et qui nous est pourtant devenue invisible (je parle pour moi), et par beauté j’entends cette bonté à profusion du monde réel à portée de la main qui n’attend que nous pour prodiguer ces moments de grâce qui aident à vivre, car vivre est un travail pénible, qui peut s’avérer tellement complexe, voire effrayant, que, happé par le tourbillon des questions sans réponse on perd la mémoire de qui l’on a été et de ce qui nous faisait chanter. La troisième pierre de L’Ail des ours est posée par Roselyne Sibille, avec Une prairie de poèmes suivi de Les langages infinis (accompagnés d’œuvres de Renaud Allirand) :

Au ras de l’herbe

une agitation de papillons

éparpillée            désordonnée

Que cherchent-ils

si pressés            sans butiner ?

Parfois se posent

comme essoufflés

(Roselyne Sibille)

En fait, ce qui me séduit et me secoue aussi (doucement, mais avec insistance), avec les livres de L’Ail des ours, c’est leur invitation au retour et à la constance : Ulysse est parti vingt ans assouvir ses pulsions, pendant que Pénélope tissait et détissait en silence, les yeux mariés à l’horizon. Roselyne Sibille écrit encore :

Je laisse les mots

aux reflets mouvants

des arbres sur l’eau

/

Je les lâche

entre les galets

mouillés par la mer

/

les abandonne

pour l’ombre des cils

de l’enfant

(Roselyne Sibille)

Tout est dit dans ce dernier tercet, que je lis et relis avec humilité. Lui font écho ces deux vers d’Estelle Fenzy, qui a posé la quatrième pierre de la bâtisse, avec Le chant de la femme source (accompagné d’œuvres de Colette Reydet) : « J’oublierai de vieillir // entre tes bras ». Certes, ils s’adressent au désir amoureux, mais je crois qu’il y a aussi d’autres amours qui nous permettent d’oublier le poids que les années ajoutent à notre corps.

Tu plongeais

dans l’eau ton visage

longtemps longtemps

J’avais peur parfois

de le voir disparaître

puis tu te redressais

hors de souffle

yeux noyés joues inondées

cheveux de couleuvre argentée

Je reconnaissais

dans ce nouveau miroir

mon image inversée

(Estelle Fenzy)

Je vous écris à l’automne 2021, et à l’automne 2020 paraissait Étreintes mystérieuses, de Philippe Mathy (accompagné d’œuvres de Sabine Lavaux-Michaëlis). Je m’en souviens bien car je venais de fêter mon anniversaire et j’avais été très agréablement surprise par la prose poétique offerte par la cinquième pierre de la maison. « Pourvu qu’on la veille, la lumière germera sous nos paupières » : voilà une autre phrase qui résume bien la « philosophie » des poètes de L’Ail des ours à mes yeux. 

Un arbre, pas plus. On dirait ce soir qu’il secoue la lumière pour l’offrir en parcelles, la semer dans nos yeux comme des graines.

Devant cet arbre qui pétille, on songe à l’enfant qui viendra. Encore une année de passée, encore un hiver à traverser. Encore la cendre des jours qui ne reviendront plus. Mais l’enfant viendra. Pourvu qu’on la veille, la lumière germera sous nos paupières.

(Philippe Mathy)

« On cherche en soi un peu de soleil », ajoute le poète, « on cherche un chemin qui mène vers un ailleurs », c’est pour cela, je crois, que l’on s’obstine à aligner des mots et des vers : ils nous aident à cheminer, car la recherche est le chemin. Nous arrivons aux Brèches de Jacques Robinet (accompagné d’œuvres de Renaud Allirand), à ses mots formant la sixième pierre de L’Ail des ours :

 Les mots sont pierres

              qui roulent

Dans la nuit entravée

le rossignol s’apprête

            à chanter

J’hébergeais l’infini

au gré de mes demeures

sans me soucier du vent

sur les toits de chaume

La vague a frappé

roulé mes jours

            dans son écume

Seul demeure le vent

(Jacques Robinet)

Le vent parle de voyage, d’oubli, d’exil, d’absence, de solitude, mais aussi d’une promesse de retour, joyeuse, chargée d’espérance, qui porte les vers et les monotypes du recueil de Sabine Péglion, Dans le vent de l’archipel, la huitième ancre du navire L’Ail des ours :

Géométrie nouvelle

de la lumière dressée

Sans cesse             il te faudra

guetter     laisser le regard

renaître à l’errance

des eaux

pour qu’enfin surgisse en

ce bruissement léger

l’allégresse des jeux

de quelques dauphins bleus

(Sabine Péglion)

L’enfance n’est jamais bien loin de la poésie, comme le savent les poètes ; et les animaux de l’enfance, en l’occurrence les oiseaux – mouette, rossignol, tourterelle, cygne, hirondelle, martin-pêcheur, rouge-gorge, chouette, colombe, geai –, qui déposent de leur bec la huitième pierre de l’édifice, Sous le signe des oiseaux, d’Albertine Benedetto (accompagné d’œuvres de Renaud Allirand).

Une fois encore

revenir longer

les souvenirs

pour allonger le temps

une fois encore

célébrer

la fleur et l’oiseau

en épousant la terre

(Albertine Benedetto)

Comme vous pouvez le constater, L’Ail des ours a opté pour une certaine forme de poésie, celle du chant délicat ; une poésie attachée à la lumière, à la nature et aux états de grâce ; une poésie douce, à l’écoute de « la confidence / Du monde » (Louis Raoul) ; mais au cœur lourd aussi, chagrin ma non troppo, discrètement, élégamment, et c’est ce qui confirme, il me semble, la pertinence et la profondeur des choix de Michel Fiévet et de son comité de lecture. Avec la neuvième pierre (celle qui m’a le plus touchée, je crois) – Un bruit de bleu, de Louis Raoul (accompagné d’œuvres de Marie Alloy) – cela est clair. Chacun, accroché à des rayons ténus de lumière, cache en son sein sa part de ténèbres.

De plus en plus

L’idée d’agir

M’immobilise

Je porte un manteau

Lourd de pluie

Il me faudrait

Un corps plus maigre

Une avancée plus lente

Dans l’hiver

La neige

J’aurais alors

Un manteau lourd d’étoiles

Et j’aurais l’excuse

De tout ce blanc

Pour perdre mes mains.

(Louis Raoul)

Ce recueil, comme tous ceux de L’Ail des ours d’ailleurs, regorge d’images ouvertes, de visions mouvantes. Ainsi, dans le ciel, « toute cette lumière pilée », et le vent, apparenté à « des pousseurs de nuages »… « Les pouces dressés / Veillent », « la lune / Ouvre un chemin sur la mer », « Des chiens fouillent / Le silence »… Je vous livre ma préférée : « Le chagrin d’une nuit / Qui tremble de toutes ses étoiles ». On pourrait mourir pour une telle nuit, pour sa beauté, pour la beauté, comme Emily Dickinson, que cite Isabelle Alentour en exergue à L’Hirondelle (accompagné d’œuvres de Jean-Marc Barrier), un recueil de « la déchirure et la lumière dans la déchirure ».

Dix juin.

Ce matin comme chaque année depuis trente-cinq ans, une pellicule de givre noir s’est déposée sur le calendrier.

Cette fois, juste avant que la froidure ne me gagne, j’ai saisi un carnet, un crayon. Pour enfin inscrire ce qui n’avait jamais cessé de ne pas s’écrire.

Elle s’appelait Frédérique.

Déjà, je l’appelais l’Hirondelle.

(Isabelle Alentour)

Une adolescente tel un albatros aux ailes démesurées qui chute et « s’endort comme on meurt ».

Au bout du texte, au bout de la nuit, retrouver la douceur d’une main tendue, saisie, jamais lâchée – une main aimée, celanienne, l’offrande d’une fleur, celle d’un poème.

Pour conclure, je vous offre cette FLEUR, de Paul Celan.

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La pierre

La pierre dans l’air, celle que je suivais.

Ton œil, aussi aveugle que la pierre.

/

Nous étions

mains,

nous vidions les ténèbres, découvrant

le mot qui gravissait l’été : fleur

/

Fleur un mot aveugle.

Ton œil et mon œil :

ils pourvoient

à l’eau.

/

Croissance.

Le cœur, paroi après paroi,

se forme

/

Encore un mot comme celui-là, et les marteaux

bondissent dans l’air libre.

(Paul Celan, Grille de parole, Christian Bourgois, 1991. Traduit de l’allemand par Martine Broda.)

Ail des ours

Éditions L’Ail des ours, fondées et dirigées par Michel Fiévet : dix livres parus à ce jour, de Marilyse Leroux, Adeline Baldacchino, Roselyne Sibille, Estelle Fenzy, Philippe Mathy, Jacques Robinet, Sabine Péglion, Albertine Benedetto, Louis Raoul et Isabelle Alentour, acompagnés d’œuvres des artistes : Thierry Tuffigo, Danielle Péan Le Roux, Renaud Allirand, Colette Reydet, Sabine Lavaux-Michaëlis, Sabine Péglion, Marie Alloy, Jean-Marc Barrier et Valérie Linder.

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(Sabine Huynh, Tel Aviv, 02/11/2021)

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Je partage aussi mes pensées sur des livres que j’ai lus ici.

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