Un jour d’août, très chaud comme tous les jours d’août que connaît Tel Aviv, je reçois dans ma boîte aux lettres un livre d’un blanc immaculé que le soleil estival ne parvient pas à réchauffer, et pour cause : moi aussi quand je l’ouvre et commence à le lire je deviens blanche et froide et je ne bouge plus pendant un long moment, pétrifiée par le solennel de ces stèles de mots érigées verticalement sur des champs recouverts de neige.
Mon regard balaie les traces déposées par Max Fullenbaum dans les pages de son mohair (VOIXéditions, 2016), les empreintes qui les traversent comme des colonies de fourmis, me rappelant les processions d’innombrables silhouettes noires, floues et en exode, de l’artiste Michal Rovner, que j’ai vues arpenter inlassablement les hauteurs des murs du musée des beaux arts de Tel Aviv (par projection vidéo) et il ne me faut pas longtemps pour comprendre de quoi il en retourne, quel genre de livre brûlant par son sujet glaçant je tiens entres les mains, avec son préambule qui évoque Perec, Celan et Levi, « logés dans le filigrane » ; avec ses petites tours de mots, ses « tables des matières » répétées toutes les deux pages, ses termes soulignés en gras ; sans parler des chiffres en plein milieu d’une page (matricule de déporté sans doute), du vide inattendu et abyssal d’autres pages : celle de la phrase en suspens, jamais terminée, celle du point unique, final, qui vous fixe comme un œil à jamais ouvert et qui ne cillera plus ; celles aussi des « premier million », « second million », « troisième million », jusqu’au « sixième million », juste avant le mot « renaissance », suivi de « tissu » et d’« orphée »…
mohair de Max Fullenbaum est un livre contraint, un livre perecquien, un livre à paradigmes, un livre à système de répétition cyclique, pour faire durer ce qui aurait dû durer et pour enrayer, de manière uniquement symbolique puisque nous savons que le Mal a déjà été fait, le systématique enfer nazi. Max Fullenbaum contre les registres allemands avec ce qui ressemble à des listes mais n’en sont pas puisqu’il s’agit de poèmes, tout comme les migrants de Michal Rovner s’opposent aux colonnes en s’étirant verticalement et en formant un nouvel horizon.
Qu’est-ce qui est donné à entendre, à voir et à lire dans mohair et dans le mot « mohair » ? Et ce n’est qu’après avoir écrit cette phrase que je vois, sur la quatrième de couverture, que « faisant suite à mohair, mot à mot oratorio est un livre qui se présente sous la forme d’un DVD de manière à ce que ce livre soit vu, entendu et lu simultanément ». Incroyable ! « Mot R », dans lequel on voit « mort ». « Mot hair », dans lequel on voir cheveux, fil, filiation. « Mot air », dans lequel on sent l’air que la disparition intercale entre les mots, un air irrespirable (« un silence indicible », « la mort phonétique »), aussi gluant que le sang versé, mais qui les scelle entre eux et les transforme en paroi, en tissage de laine serré à mort car scellé par « la laine » / « l’haleine de la mort », impossible à démêler. Avec « mohair » nous sentons aussi la douceur de l’épiderme, le souffle chaud à sa surface, puis la peau qui se hérisse sous le métal et le froid.
Le premier poème-« table des matières », aussi raide qu’une stèle funéraire, contient entre autres les mots « chaîne », « trame », « tissu », « rails », « les deux cimetières de prague » (tout est en minuscules) et « primo levi », encore et toujours : les signes distinctifs de la Shoah sont présents. « Chaîne / trame / tissu » : les juifs n’étaient rien de plus que des Schmattès aux yeux des nazis, de vieux chiffons qu’on pouvait mettre au rebut, et brûler, sauf qu’ils les brûlaient nus. Dans « Schmattès » n’entend-on pas « chesmer » ou « chêmer », ce verbe qui signifiait « dépérir » en ancien français ? Dans Shoah de Claude Lanzmann, on apprend que les Allemands refusaient que l’on employât le mot « mort » (et le mot « victime ») pour désigner les personnes qu’ils avaient réduites à l’état de cadavre, ils exigeaient que le mot « Figuren » soit prononcé à la place, soit « marionnettes » (terme figurant au singulier dans « la table des matières »), poupées de chiffons, des Schmattès en somme. Dans « tissu » on voit le mot « tu », on entend le mot « tue », on devine le mot « linceul ».
Le terme « rebut » mène bien sûr chez Fullenbaum le poète au mot « rébus » : le silence est combattu avec un sytème ludique, avec le jeu d’esprit, la « découverte », les « enfants », dont le grand-père est né en Allemagne et avait vingt-huit ans en 1933… La forme de mohair soutient cette joute : « Sur les pages de gauche s’inscrit la mécanique répétitive des tables des matières acheminant les mots convoyés. Un curseur en caractères gras coulisse dessus ces tables, désignant la colonne de droite des mots sélectionnés ».
Le poème concernant les « rails » se compose du temps de la mort à l’œuvre qui n’en finit pas de rendre caduc et muet en grinçant des dents d’acier : « entre // jamais / et / toujours /// peut-être / peut-être / peut-être / peut-être »… et cela continue ainsi sur deux pages pour se terminer sur leur disparition totale à eux, dans la suite de lettres sans chair traduisant « la mort phonétique » — « p t tr ». Trains roulant à jamais, où ça ? Transportant qui ?
Au moment où je me dis que les cascades de mots de mohair sont comme la cascade des six millions de cheveux de la belle Mélusine, je tombe sur les vers « la mort / chevelure / du mot », que je retourne aussitôt dans ma tête : le mot, chevelure du mort. mohair de Max Fullenbaum rhabille les « morts-nus », redonne dignité aux morts rasés, tout en redonnant du souffle aux mots. mohair est un livre de ressuscitation.
Il reste tant à dire sur ce livre unique en son genre, bâti sur l’énigme sans être énigmatique, mais je dois écourter cette note car la nuit est déjà bien avancée. Cependant, je tiens à conclure en soulignant que mohair est construit : c’est un édifice, un ouvrage d’art, un monument, un temple, un ensemble signifiant indispensable, parce que « la phrase est morte » au sein de tout ce « blanc blanc tout ce blanc ailleurs ». Les mots de mohair se dressent désormais dans notre mémoire comme autant de stèles commémoratives absolument nécessaires. Je n’ai plus le temps à présent de lire mot à mot oratorio, d’en visionner le DVD et d’en parler, mais je promets de le faire dès que possible.
Pour écouter le texte superbement lu par Max Fullenbaum, Marthe Felten et Suzanne Le Moigne, cliquez ici. (Sabine Huynh, 21/12/2019)
Je n’ai pas pu visionner le DVD qui accompagne le livre finalement, il n’a pas voulu se montrer sur mon ordinateur : à part un ciel étouffé par des nuages gris et les mots « Mot à mot oratorio » au premier plan, il n’y avait rien à voir. Mais j’ai pu lire les dix pages éponymes qui clôturent le livre de Max Fullenbaum. Elles complètent puissamment mohair, en revenant sur la portée des mots – soulignée par Primo Levi dans l’article « De l’écriture obscure », paru dans La Stampa fin décembre 1976 : Levi s’élevait contre ce qu’il voyait comme l’hermétisme de la poésie de Paul Celan et de Georg Trakl – et sur leur matérialité, leur physicalité, ou « la force plastique (plastische Kraft) de l’individu, du peuple, de la civilisation en question » (Nietzsche, cité par Fullenbaum en exergue).
Je vais citer les phrases qui m’ont le plus marquée, notamment parce qu’elle m’ont aidée à mieux comprendre comment Max Fullenbaum a procédé avec mohair, et à en saisir davantage la portée linguistique, littéraire et artistique :
« Le mot à mot trace un chemin énigmatique qui va du pléonasme au rébus.
Entre chaque point, un destin. »
« Cette démarche mot à mot, par décalque d’un mot sur un autre, fait penser à celle de Marcel Duchamp […] : l’urinoir-fontaine. En retournant son urinoir en 1917, Marcel Duchamp, joignant le geste à l’écrit, produit un renversement du sens. »
« L’artiste est un visionnaire pascalien, il sait de l’objet ce que l’objet ne sait pas de lui. »
« Le ready-made caractérise le voyage du mot vers l’autre mot, du mot initial au mot final, le mot initial trouvant sa dissolution à l’arrivée du mot final.
Duchamp est le chantre de la dissolution finale. »
« Plus tard, on ajoutera au pléonasme du prénom le pléonasme de la série, un numéro tatoué à l’encre bleue sur l’avant-bras. Avec ce perfectionnement, le juif-juive était cerné : nommé Israël ou Sarah, portant l’étoile jaune, numéroté sur son avant-bras, doté d’un pyjama à rayures, repéré par un code sur son dos, il avait peu de chances d’échapper à sa détermination et à celle de ses poursuivants.
Au bout de cette immatriculation sérielle, le mot à mot complété par un langage chiffré au poignet pouvait enfin arborer une image libérée du mot.
C’était la première étape de l’industrialisation de l’équarrissage humain.
Dans cette nouvelle intendance, il était logique et rationnel de convoyer les matières premières dans des wagons de marchandises. De pléonasme en pléonasme, de wagons en wagons, de surhomme en sous-homme, les nazis ont réussi à transformer l’être humain en un rébus dont on ne sait plus, particulièrement aujourd’hui, à quels mots répond son image. »
« La solution finale est la légende du rébus ».
Gardons toujours les yeux et les oreilles ouverts. (Sabine Huynh, Tel Aviv, 22/12/2019)
*
*
Pour lire plus de notes de lecture, rendez-vous ici.