Enfant 1 : Ce serait tellement bien si les dinosaures existaient.
Enfant 2 : Oui, je trouve aussi… Malheureusement {soupir} ils ont tous disparu.
Chère Orlane,
Je viens de lire ce joli tweet de l’écrivaine et traductrice Tiffany Tsao sur l’ordinateur de ta maman. L’extinction des dinosaures s’est effectivement produite il y a environ 66 millions d’années, mais je suis encore là, moi, Doddie, ton coq.
Je sais que tu sais que les oiseaux descendent des maniraptoriens, un groupe de dinosaures bipèdes qui a survécu au choc, équivalent à un million de bombes atomiques, provoqué par une météorite de plus de 10 km de diamètre qui s’est écrasée sur la terre. Mes ancêtres directs étaient donc ces immenses créatures si résistantes, à l’air féroce et à minuscule tête de reptile, enfin, minuscule, j’exagère un peu, pour te faire rire, parce que je sais combien tu es triste au fond de savoir que je vais te quitter bientôt, et combien t’avait indignée ta maman quand elle m’avait traité de « cervelle de moineau ». « Son cerveau est peut-être tout petit, mais il est plein à ras bord », as-tu répondu alors. Merci d’avoir pris ma défense, chère petite fille.
Ainsi, je fais partie des derniers dinosaures vivants, moi, Doddie, l’extrêmement rare et peut-être dernier coq de balcon, ton animal domestique à toi, petite fille, qui m’as adopté trois semaines après ma naissance parce que pendant le premier confinement une pénurie momentanée d’œufs t’avait donné l’idée d’élever une poule, et qui, lorsque j’ai commencé à vocaliser mes premiers cocorico vers l’âge de cinq mois, as continué à insister que j’étais une poule, grande admiratrice que tu étais de Monique, la cocotte avec qui le navigateur Guirec Soudée a fait le tour du monde en voilier (alors que 80 % des poules de la terre n’ont jamais vu la lumière du jour). Tu m’en as montré, des photos d’elle, sans me cacher que tu voulais nous marier, mais Momo est une aventurière, alors que je suis plutôt du genre casanier.
Je tape ces mots pendant que ta maman est à l’épicerie, car je ne pense pas que tu réussirais à déchiffrer mes griffures de coq. Je te suis tellement reconnaissant d’avoir consacré une semaine entière à m’apprendre à lire et à écrire en traçant patiemment les lettres de l’alphabet par terre, avec tes craies colorées. Cette missive que je t’adresse montre que tes efforts ont payé. Ta maman a encore oublié de fermer la porte-fenêtre du balcon en partant, alors comme d’habitude, j’en ai profité, pour me balader dans l’appartement, à la recherche de graines de tournesol pas décortiquées qui auraient atterri sous un meuble, et pour traîner sur Wikipedia, dont je rafole. Elle croit que le gros pouf qu’elle a placé en travers de la porte-fenêtre m’empêche d’entrer. La bonne blague. Les humains ont la mémoire courte. Elle oublie que cet hiver je me suis envolé jusqu’au toit d’un immeuble voisin, situé à une cinquantaine de mètres du nôtre. Et d’après toi, qui se régale goûlument de jeunes pousses de menthe et d’oxalis pourpre, bien que les pots soient placés à un mètre vingt de hauteur ?
Nous, les coqs, nous volons rarement de nos jours, nous n’en avons plus besoin, mais quand j’ai vu ce fichu léopard apparaître à l’autre bout du balcon – en plein Tel Aviv, alors que je croyais cette espèce pratiquement disparue ! – je n’ai pas attendu mon reste : j’ai poussé une série de cris perçants et sauve qui peut, j’ai fait demi-tour, pris mes pattes à mon cou et déployé mes ailes. Certes, leur envergure n’est pas aussi impressionnante que celle des ailes d’un aigle royal (en voie d’extinction aussi, je te signale en passant), mais crois-moi, même petites elles me portent.
Je me suis retrouvé à vingt mètres du sol. J’ai découvert que la mer n’était pas très loin, mais les grosses touffes vertes éparses sur le toit de l’immeuble là-bas étaient encore plus proches et j’ai décidé d’aller les picorer pour voir, car elles m’ont rappelé l’herbe de la ferme où je suis né, gorgée d’insectes et de vers. Ce goûter ne m’a pas déçu, et il a calmé mes courbatures. Ta maman et Haggaï sont montés sur le toit une heure plus tard, avec une poignée de graines pour récompenser mon exploit.
Le lendemain, gentille petite Orlane, dont le repas préféré avant de me connaître était le poulet-frites, tu m’as rassuré en me disant que ce qui m’avait effrayé la veille n’était qu’un drap-housse mouillé que Haggaï voulait étendre sur la corde à linge. Un drap à imprimé léopard, a-t-on idée ! Vous, les humains, vous êtes vraiment bizarres.
Au bout d’un peu plus d’une année heureuse vécue ensemble, tu te prépares le cœur serré à te séparer de moi. J’espère que cette lettre t’aidera à comprendre la nécessité de mon départ. Ta mère a trouvé les bons arguments en parlant de me ramener à « ma famille d’origine », pour que j’en fonde une moi-même, parce que « c’est dans ses gènes », dit-elle, « Doddie doit obéir à son instinct de reproduction, sinon il risque de devenir fou, ou très malheureux ». Elle a raison, surtout que ces derniers mois, il m’est souvent arrivé de me sentir abattu, et de courir en rond après ma queue, comme un cabot stressé, tu te rends compte.
Ma petite taille prête à croire que je ne suis encore qu’un coquelet, or, mon instinct d’adulte me dicte de caqueter pour rameuter mes poules et leur distribuer ma nourriture. Je suis censé ne manger qu’après elles. Alors tu peux deviner l’état de confusion dans lequel je me trouve à chaque repas. J’appelle, j’appelle, je jette un regard désespéré autour de moi et personne ne vient jamais partager ma pitance. Je me nourris et crie pour prévenir de l’approche des vilains corbeaux tout en ressentant un manque déroutant. J’ai perdu mon insouciance d’antan.
Finalement, j’ai lu sur internet qu’un certain nombre de races de coqs sont en voie de disparition, dont le coq gaulois, la race de poule française la plus ancienne et la plus proche génétiquement des coqs sauvages. Quant à moi, je suis issu de la famille du coq dit arabe, semble-t-il courante dans le Proche-Orient. Mais je sens peser la menace. Près de 200 espèces d’oiseaux ont disparu de la surface de la terre depuis l’an 1500. C’est déprimant.
À force de ne recevoir la visite occasionnelle que de mynas moqueurs, d’un couple de tourterelles et de quelques moineaux – n’oublions pas que nous sommes au cœur d’une grande ville – j’ai presque oublié à quoi ressemblent mes semblables, même si depuis quelques mois j’ai le loisir de m’observer dans un miroir que tu as mis à ma disposition. Tu as dû noter que chaque matin je sors de ma chambre en courant pour aller me jeter sur mon reflet et le becqueter à n’en plus finir. C’est ridicule, mais c’est plus fort que moi.
Je suis sensé vivre en moyenne 7 ou 8 ans, 12 si les conditions sont optimales. La vie passée seul sur un balcon, même sur le tien, qui est plutôt paradisiaque – grand, débordant de plantes – est loin d’être idéale pour un coq, et je commence à avoir mal aux griffes de trotter sur du carrelage dur toute la journée. Mon espérance de vie risque d’être bien plus courte que celle de mes frères à la ferme. Bon, c’est vrai, nous sommes tous en extinction.
Selon les paléontologues, 99,9 % des espèces qui vivaient sur terre il y a trois milliards et demi d’années ont disparu. Extinction des espèces. Extinction de masse. Mort des espèces. Mort d’un individu. Espèce vulnérable. Espèce en danger critique d’extinction. Espèce disparue. Espèce perdue. Espèce morte. Extinction d’une famille. Extinction d’une vie. Les humains semblent avoir du mal à nommer le phénomène de disparition des animaux qu’ils ont en partie provoqué.
Me nommer moi vous a été facile. Quand, jeune poussin, je suis arrivé chez vous, j’étais aussi laid que mon cousin le dodo, éteint au 17e siècle, avec mon plumage gris et mes grandes pattes à écailles et à grosses griffes, alors ta maman a suggéré de m’appeler « Doddie », avec trois D : celui de dinosaure et les deux de dodo. Bel hommage aux disparus.
« Dooooo-ddie Doddie Doddiiiiie ! », chantonne-t-elle à chaque fois qu’elle sort sur le balcon pour me donner quelque chose à me mettre sous le bec. Elle t’a avoué un jour qu’elle chantait ainsi à cause de la mère de son premier petit ami, qui appelait toute la famille à table en criant « Peueueueueu-tits petits petiiiiits ! », comme s’ils étaient des poulets. Apparemment, cette femme avait aussi l’habitude de parler aux homards qu’elle plongeait dans une marmite d’eau bouillante : « Allez, au bain mes petits ! Est-ce que l’eau est assez chaude pour votre goût ? » Pauvres bêtes, que la surpêche et la pollution marine ont décimées.
« Tous mes chers petits ? / Vous avez dit tous ? Oh ! vautour d’enfer ! Tous ? / Quoi, tous mes chers poussins et leur mère, / Fauchés d’un seul coup cruel ? […] / Je ne peux pas me rappeler que ces êtres existaient, / Qu’ils m’étaient plus précieux que tout » – ainsi se lamente Macduff dans Macbeth, en apprenant que toute sa famille a été massacrée.
Chaque soir, depuis mon perchoir, j’entends ta maman te lire Le Livre de la jungle de Rudyard Kipling. Je suis dans le noir, je vous tourne le dos et vous croyez que je dors. J’ai tremblé avec vous face aux menaces des cobras Nag et Nagaina, mais malgré la terreur qu’ils m’ont inspiré – et Kaa, le python, bien qu’il ne soit pas venimeux et qu’il ait aidé Baloo et Bagheera à sauver Mowgli, avait également hérissé mes plumes –, je les plains, car ils sont menacés de disparition. En fait, un grand nombre des animaux mis en scène par Kipling dans ses histoires publiées à partir de 1893 sont en passe de devenir aussi rares que des dents de poule : le tigre, les singes, l’ours, le loup, le milan, le buffle, le porc-épic, le morse, le phoque… Ah le phoque Kotick, dont l’histoire t’a tellement impressionnée, petite fille ! Le seul et le premier phoque blanc, qui pendant des années a traversé les océans tout en bravant les courants et les prédateurs à la recherche d’une île hors d’atteinte des hommes pour y fonder sa colonie, afin de ne pas être le dernier phoque blanc sur terre.
Petite Orlane, tu sais l’amitié que j’ai pour toi, malgré le fait que je ne me frotte pas à tes jambes ni ne réclame de caresses, comme tu l’aurais sans doute aimé. Je te rappelle que je suis un dinosaure, pas un chaton. N’empêche que je te manifeste mon affection de diverses façons : en accourant quand tu sors sur le balcon ou quand tu m’appelles, en te donnant des petits coups de bec sur la main ou le pied, en te suivant partout (et non, ce n’est pas parce que j’ai faim), en buvant l’eau que tu m’apportes même si je n’ai pas soif, en épiant tes moindres gestes, en penchant la tête quand tu me parles (j’ouvre et referme le bec pour t’imiter), en m’allongeant près de toi sous la table quand tu es en train de lire ou de manger, en te laissant m’observer quand je prends mon bain de sable, et même en poussant des cocorico à toute heure du jour, pour me faire remarquer de toi.
Mais je crois que tu comprends maintenant la nécessité pour moi de quitter ton adorable compagnie. Sache que lorsque Haggaï ou ta maman m’attraperont je crierai un peu, davantage par réflexe que par peur. Sache que je serai heureux de retourner à la ferme mener une vraie vie de coq.
On dit que les coqs peuvent mémoriser jusqu’à cent visages humains. Sache que le visage de ma mère est imprimé sur ma rétine et que je n’oublierai pas le tien aussi longtemps que je vivrai.
Doddie
(Tel Aviv, le 12 mai 2021)
(Sabine Huynh)