Pour David Collin

J’apprends ce soir la mort de mon ami David Collin, que je connais depuis bientôt dix ans. Je relis nos lettres… Il était si profond, gentil, érudit, doux, délicat, modeste, sensible, blagueur, attentionné, généreux, rassurant, attentif aux autres. Je suis très triste. Surtout que demain, le 1er octobre 2020, cela fera trois ans que notre ami commun Philippe Rahmy sera mort, en Suisse également.

David et moi avons commencé à échanger en 2011 car il souhaitait enregistrer un entretien pour la radio avec l’écrivain israélien Uri Orlev et moi, parce que j’avais traduit les poèmes qu’Orlev avait écrits au camp de Bergen-Belsen. Puis notre amitié s’est peu à peu déployée autour de nos échanges épistolaires réguliers sur nos travaux d’écriture et mes travaux de traduction

Les traductions sont très importantes à une époque où les livres ont une vie courte, et où les traductions permettent de faire circuler les livres plus largement et toucher parfois des publics (selon les pays) plus intéressés que dans le pays d’origine. Et puis évidemment cela tisse des liens, élargit l’espace. Sans parler de l’expérience la traduction elle-même qui est plus qu’un cadeau, une occasion de poursuivre la création du livre, en lui donnant une nouvelle vie, une nouvelle version en quelque sorte. Et ce fantasme toujours de pouvoir s’exprimer dans toutes les langues. Donc grand merci encore.

David Collin, 8 novembre 2012

— à l’époque David dirigeait la collection Imprescriptible, sur les génocides, chez MetisPresse, et il était intéressé par des textes concernant la Shoah que j’étais en train de traduire –, mais nous échangions aussi autour de son livre sur le Rwanda, Les Mots du génocide, et son premier roman, Train fantôme. Nous nous écrivions souvent le soir, une fois les enfants endormis, ou juste avant d’aller nous coucher nous-mêmes, au bout d’une nuit de travail. Il aimait démarrer la conversation par « Sabine tu es par là ? », ou encore « Hola Sabine, tu es là ? » Nous parlions de poésie, nous nous faisions lire des textes en cours, nous échangions des plaisanteries, ou des réflexions plus poussées, sur son travail à la radio, qu’il adorait, mais aussi sur les petites choses de la vie

Ici la neige partout, la glace qui tombe sur les trains, et les retards qui s’accumulent. Le temps qui fuit, les piles de livres qui grandissent, les lettres auquel il faut répondre qui se multiplient, et trop de sel dans les pâtes à la caféteria. Mais sinon tout va bien. Bises !

David Collin, 11 décembre 2012

et surtout nous riions beaucoup, parce que les gens sur les réseaux dits sociaux nous interloquaient (quand ils ne nous blessaient pas) avec leur folie, leurs commentaires bizarres, leurs égos démesurés, leurs jalousies, leurs trahisons. Nous avions beaucoup de doutes en ce qui concernait ces réseaux sociaux, leur redoutable efficacité. Il m’avait écrit : « trop de communication tue la communication », après avoir quitté Twitter, en 2012, et j’y ai repensé ces jours-ci, désireuse d’écrire à nouveau des vraies lettres, à la main. Je me suis demandée où il en était, où lui envoyer ma missive, j’avais peur de le déranger…

Chère Sabine, une nouvelle lettre s’ajoutera aux anciennes, tout aussi précieuse j’espère. Je pensais la faire partir ces jours, mais la poste du village où je m’étais réfugié pour quelques jours de vacances, hors du tumulte des villes, avait déménagé quelque part, comme envolée, soufflée par je ne sais quel caprice administratif ! A présent à Lyon, j’espère cette fois vous envoyer une lettre, sur grand papier que j’ai découvert chez Muji, peut-être trop léger, trop transparent, mais qui peut se plier, se replier, comme autrefois les courriers de la malle-poste cachetés…. à très bientôt ! David

David Collin, 23 octobre 2012

Mis à part nos histoires de famille, qui ne concernaient que nous, nous nous racontions tout. David détestait le pouvoir, il n’avait de cesse de me le répéter, et il me semble que cela lui a causé quelques ennuis ici et là. Je me souviens qu’il me parlait de J.-B. Pontalis, de leur belle amitié qui a duré dix ans (« proche de la relation filiale », m’a confié David), et m’a raconté les funérailles de ce dernier, en janvier 2013. Je me souviens qu’un soir nous avions échangé sur la peur de la guerre (David était toujours attentif à ce qui se passait ici en Israël et ne manquait jamais de prendre des nouvelles quand la situation était tendue)

Si nous ne l’avons pas vécu, nous n’avons aucune idée de ce que signifie l’arrivée de la guerre à nos portes, la menace sur nos enfants, sur tous les enfants. Ces mots accolés. Sirène, explosion, Orlane dort, sont poignants. Cette coexistence impensable entre le quotidien, la famille, le travail et la guerre, la destruction. La terreur que peut déclencher une explosion, des tirs, la menace constante… ou en pensée. Bises. David

David Collin, 17 novembre 2012

un autre soir sur une exposition de Pierre Soulages, un autre sur Georges Perec et le parachutisme (je lui avais parlé de mon premier saut en parachute, d’un texte que j’avais écrit dessus et de mon amour pour le livre Je suis né, de Perec, qui contient le texte « Le saut en parachute »)

T’avais-je dit que je suis très attaché à ce texte de Perec ? Le saut en parachute ? En avions-nous parlé à propos de la rediffusion de mon documentaire de deux heures sur Perec où j’avais fait lire ce Saut en Parachute ? (Je ne sais plus, tu me pardonneras, avec tout ce qui tourne, passe, s’active, j’oublie parfois certaines choses). Sinon, voilà le son et la lecture du Saut : https://www.rts.ch/play/radio/le-labo/audio/visite-de-la-maison-perec-30-ans-apres?id=4312326&fbclid=IwAR1BzZpX0otFgCqbxmxc_BhBtmbuiaSUwpQGBY1b95RSr8Grq9_FzT3rLDU

David Collin, 4 décembre 2012

un autre sur la librairie Point d’Encrage ouverte à Lyon par Anne-françoise Kavauvea

Ma chère Sabine, j’ai fait une petite note sur Point d’Encrage dans la « bibliothèque des (grands) lecteurs ». Mais oui c’était très bien. Une librairie comme on aimerait en avoir près de chez soi. Une librairie qui laisse toute la place aux petits éditeurs, une librairie qui pense aux auteurs, qui aime la qualité avant la quantité, la littérature avant les best-sellers, et qui offre un café au nouvel arrivant. Alors que demander de plus sinon d’y croiser Sabine Huynh ?

David Collin, 25 octobre 2012

puis un autre sur ce livre qui nous fascinait tous les deux, Le Moine, d’Antonin Artaud ; nous avions évoqué le projet d’écrire quelque chose ensemble autour de cette fascination commune. Cher David, David et sa généreuse « Bibliothèque des grands lecteurs », qui donnait enfin de la profondeur à facebook… Un autre soir encore, celui de Noël 2012 précisément, il me vantait « un délicieux rioja très joliment parfumé et que j’ai ramené de Barcelone ». Il aimait bien le bon vin.

je me souviens d’une excellente grappa dans un petit resto à Morcote au bord du lac de Lugano, un endroit de rêve

David Collin, 28 novembre 2012

2013 fut l’année où après avoir joyeusement correspondu pendant deux ans, nous nous sommes enfin rencontrés pour la première fois, à l’occasion du Marché de la poésie, et c’était vraiment gai, puis nous nous sommes revus quelques mois plus tard au Salon de la revue. À la fin de cette année, David m’avait invitée à écrire des « chroniques de Tel Aviv » pour la revue Hippocampe, mais à l’époque mon bébé âgé d’à peine deux ans ne faisait toujours pas ses nuits et je ne savais plus où donner de la tête, j’ai donc dû décliner. En 2015, nous nous sommes retrouvés avec joie à Paris car le Cénacle européen francophone (anciennement association Léopold Sédar-Senghor) nous avait décerné à chacun un prix, le prix Aristote de la critique poétique francophone pour lui et le Prix Calliope du jeune talent littéraire francophone pour moi (remis par Maria Mailat). Ce jour-là, David m’avait présentée à son père, qui l’avait fièrement accompagné à la remise du prix. J’ai trouvé que tous deux se ressemblaient dans leur discrétion et leur timidité, et j’étais émue de les voir ensemble, car je me souvenais de tourments qu’il avait relatés dans Train fantôme, concernant sa longue recherche d’un père disparu.

Après son opération au CHUV de Lausanne, je lui avais parlé du vernissage de l’exposition de peinture de mon amie Lalie Schewadron, qui se tenait justement à la galerie du CHUV. C’était en janvier 2020. Il y est allé, gentil et curieux comme il est, il a même discuté avec Lalie, et m’a envoyé une photo de lui tout souriant avec son gros pansement blanc autour de la tête, qui le faisait ressembler à un fakir enturbanné. J’étais sûre qu’il irait mieux. Je nourrissais cet espoir fou. Il ne pouvait en être autrement. Il avait encore tant de livres à écrire, on en sentait la force en le lisant. J’y croyais tellement.

La dernière fois que nous nous sommes écrit, David m’a parlé de la tumeur, la crise d’épilepsie, la « belle cicatrice de chute », l’opération (« 100% de réussite »), des 26 agrafes sur la tête, de la radiothérapie et la chimio à venir, des douleurs, mais aussi de son « bon moral », et de voyage, encore et toujours, de sa joie à l’annonce d’une « traduction-publication en anglais à Calcutta en septembre », de son désir de venir à Tel Aviv : « J’aimerais bien voir Tel Aviv et te voir là-bas un jour. Je viendrai fêter une traduction en hébreu de l’un de mes livres, wouarf wouarf. Je me réjouis de te revoir bientôt ». Oh, David.

Son deuxième roman, Les cercles mémoriaux, paru en 2012 aux éditions de L’Escampette, m’avait transportée ; j’en avais écrit une courte recension, que j’avais fait publier dans Recours au poème. Je la copie ci-dessous, mais je ne la trouve pas terrible (je viens de la remanier légèrement, pour tenter le rattraper le coup), pas du tout à la mesure du livre magnifique de David, car écrite trop vite, et surtout au bout d’une seule lecture. Si c’était à refaire, j’écrirais un texte bien différent, qui soulignerait davantage la construction d’un roman qui s’efforce de montrer le côté labyrinthique et onirique de la mémoire, et j’aurais essayé de montrer l’importance de la quête, qui donne parfois au livre des airs de roman policier. Il faut toujours lire un livre au moins deux fois avant de le chroniquer, et en laissant un peu de temps passer entre chaque lecture, pour mieux l’appréhender. David approuverait sans doute.

Les cercles mémoriaux, ou la quête existentielle d’un héros romantique singulier

On entre dans le deuxième roman de David Collin, Les cercles mémoriaux (L’Escampette Éditions, 2012), comme dans un rêve : doucement, les yeux grand ouverts. On y avance comme son héros, vacillant, et par la porte de l’oubli. Elias, d’abord baptisé « le Naufragé » par le moine qui le recueille à la lisière du désert de Gobi, est un homme qui se réveille sans mémoire et aphasique – « empêtré dans les images de son rêve » – d’un long sommeil peuplé de cauchemars. Tourmenté, hébété, inadapté au réel, et avec pour alliés le vieux moine Cheng et la belle Shen-li, ce malheureux Desdichado entreprend de reconquérir un passé occulté, en s’évadant par le voyage… et le rêve.

Courir de lieu en lieu après une vie introuvable et une identité dérobée rejoint probablement un désir de mort. Quelles épreuves Elias a-t-il traversées pour en être rendu là ? Au cœur de ce roman palpite un mystère dont la clef se trouve peut-être dans les rêves que féconde l’inconscient du héros. Dépourvu de souvenirs, il lui reste pourtant son pouvoir d’imagination. Ce roman poétique nous rappelle que rêver est une force de transcendance et de création illimitée : on rêve pour conjurer la mort, car la mort serait l’absence non pas de mémoire, mais de rêve(erie)s.

« Redeviens un instant le somnambule que tu as été, sois libre et voyant. »

Nous suivons Elias dans une quête identitaire labyrinthique, une recherche aveugle et parfois désenchantée d’un ailleurs perdu : « Une sensation de flou obscurcissait le monde. » Elias est un personnage romantique, oui, mais singulier, puisqu’il évolue dans un no man’s land situé entre l’exaltation du moi et l’absence de subjectivité causée par la perte de la mémoire. Celle-ci en fait un être à la fois transparent et opaque, miroir du monde qui l’entoure (sa mémoire vide est le réceptacle de ce qu’il voit), et devenant sa perception des autres. Elias ne peut s’épancher, il ne peut ni se raconter ni s’analyser : il n’a donc rien à observer que le néant, dans lequel il se jette pourtant, à corps perdu (« perdre le corps de mon corps »). Il nous entraîne dans le vertige des espaces qui s’ouvrent à lui – rêveries ossianiques et visions immémoriales, échappées favorisées par le spleen qui l’étreint  –, espaces jalonnés de repères géographiques bien définis (Gobi, Shanghai, Buenos Aires).

« Blanc sur blanc, ce qui revient s’efface trop vite. De vagues souvenirs dans lesquels il m’arrive de couler. / Submergée, ma mémoire est un océan de mots sur lequel flottent des milliers de bouteilles sans message. / Le rêve est ma mémoire, le reflet incertain d’une autre vie. »

Tout comme lui, nous espérons que ces lieux, réels et irréels, finissent par le révéler à lui-même et par le mettre au monde (cf. les instantanés photographiques de Shen-li, dont les notes descriptives qui leur sont consacrées parsèment le récit et révèlent ce que David Collin, un écrivain qui voyage beaucoup, a vu durant ses périples en Mongolie, en Chine et en Argentine). Ses errances, « au bout des labyrinthes du sommeil » (Bachelard) et à travers cette terra incognita, dessinent le paysage de l’« arrière-pays » dont parle Bonnefoy, un lieu de l’origine.

« Et pourtant là, entre les minuscules particules de sable, le chant éphémère. »

Ainsi, en partant sur les traces de son passé, il tente de rassembler son moi dispersé et cherche à reconstituer, à travers le temps et l’espace, une unité, ainsi qu’une langue originelle égarée. Cet oubli des origines – un rejet ? – n’est pas sans évoquer les romans de Gabriel García Márquez.

« des sédiments de vie […] fragments volatiles, isolés les uns des autres »

« Sa langue s’inventait à chaque tournure de phrase, s’adaptait au cheminement, à l’exploration intérieure dans laquelle elle s’aventurait. »

La traversée du désert comme voyage initiatique est à la fois une métaphore de l’amnésie en tant qu’immense solitude, mais aussi en tant que page blanche où tout reste à écrire. En effet, la quête de reconnaissance d’Elias – sa demande d’amour, en somme – s’apparente à un chemin d’écriture (exigeant de larguer les amarres : ceci évoque pour moi « l’amnésie du sommeil » dont parlait Proust) dans lequel l’amnésique invisible, à défaut de ne pouvoir écrire sur lui-même, s’écrit, au fur et à mesure que progresse l’intrigue, sur un mode autographique, en vivant intensément chaque instant pour le graver dans sa mémoire vierge.

Rappelons que l’autographie, de même que le rêve et le thème de la séparation de soi-même, étaient des sujets qui tenaient à cœur à un ami proche de David Collin, l’écrivain et psychanalyste J.-B. Pontalis, qui nous a quittés récemment.

« J’étais convaincu que l’oubli était le plus sûr moyen d’approfondir ma nudité intérieure, l’élémentaire colonne de souffle qui nous maintient debout, tanguant mais debout. »

La confusion babélienne dans laquelle se débat Elias une fois qu’il a retrouvé l’usage de la parole semble tenir le « vrai lieu » à l’écart, et l’on se demande si son aphasie du début n’avait pas été préférable, l’impossibilité à s’extérioriser ayant l’avantage de préserver une certaine unité originelle. Quoi qu’il en soit, le personnage d’Elias, même vidé d’intériorité, est un héros romantique d’une grande complexité.

« Encombré de mémoire, au seuil de ce chemin somnambulique »

« Il se figurait ce là-bas en pays lointain, véritable point d’origine ou passé à jamais inaccessible. »

Avec Les cercles mémoriaux, Collin signe non seulement un roman d’aventure à l’allure de conte fantastique, digne de Borges (qui, rappelle Collin, « préférait de loin l’oubli à la mémoire », Borges apparaît vers la fin du livre comme un grand amateur de pizzas), mais aussi un très beau récit lyrique et philosophique qui prône l’importance de se perdre dans nos labyrinthes de constructions oniriques, pour mieux se (re)trouver.

David Collin, Les cercles mémoriaux, L’Escampette Éditions, 2012.

(Sabine Huynh, Tel Aviv, 25 avril 2013)

Notre Vase Communicant

En 2013, nous avions réalisé un beau « vase communicant » ensemble, autour d’une phrase que j’avais extraite de son livre et que je lui avais proposé d’explorer (il m’avait répondu : « c’est étrange de réinterpréter sa propre phrase !) : « La ville participe aux rêves exploratoires des espaces cachés » (David Collin, Les Cercles mémoriaux, L’Escampette Éditions, 2012, p. 123). Il s’agissait d’écrire chacun dans le blog de l’autre. Nos vieux blogs ont depuis disparu de la toile, mais heureusement j’ai conservé notre échange de textes dans mon ordinateur. Le voici (l’échange comprenait aussi des photographies, que j’avais prises à Tel Aviv et que David avait prises à Pnomh Penh, Beyrouth, Shanghaï, Kiev et Dubai ; il ne reste plus que les titres des images que nous avions mises en ligne, et que l’on peut imaginer). Le texte de David, magnifique, avait « fait exploser le compteur de son blog », comme je le lui avais prédit ! Une version légèrement remaniée du texte a été publiée dans Vers les confins (Hippocampe éditions, 2028) et compose le chapitre « Cartographie des espaces cachés » (p. 77)

Bonheurs instantanés et rupestre urbain (texte de Sabine Huynh, pour David Collin)

Alors qu’on ne s’attendait plus à trouver, dans cette journée chaude infusée de chantiers bruyants et poussiéreux, un îlot de quiétude où bercer nos sens fatigués, une rue discrète et quelques marches en bois nous mènent à un semis de fleurs blanches sur une pelouse couleur fuschia. On comprend soudain qu’on n’est plus dans le désert, qu’on a laissé le chaos et l’aliénation derrière nous.

P1 : table et tabourets

On a envie de la rondeur de cette petite table. On trouve ces tabourets carrés recouverts de skaï bleu nuit tout à fait somptueux. On veut profiter de l’épaisseur amicale des feuilles de l’arbre de jade. Une joie fraîche émane de cette installation propice aux confidences. On sait qu’ici on se sentira à l’aise, car le cendrier invite à une conversation intime avec soi, et même si l’on ne fume pas, on ne trouve pas du tout cet accessoire incongru : dans la cendre s’éteignent les soucis.

P2 : chat

On s’asseoit et on expire longuement pour se débarrasser du poids ankylosant des contrariétés. La rêverie étouffée auparavant par le brouhaha de la ville peut reprendre son cours. Le tabouret bas nous force à lever la tête et à regarder les personnes autour de soi : elles réfléchissent, contemplent, et parfois leurs yeux pétillent de bavarder et de rire ensemble. On voit aussi des cyclistes slalomant entre les piétons, des chats toisant les passants du haut de leurs poubelles-tours-de-château, ou de murs évoquant une île grecque. Plus haut, des palmiers déploient leur magnificence sous le ciel clément, et des nuages chatouillent les nacelles des grues inlassables.

P3 : chantier

Une odeur d’oignons frits nous ramène vers une autre rue discrète, non loin du marché alimentaire. On se souvient de cette allée transversale se dérobant aux yeux des passants pressés. On se souvient de la flèche, puis de nos pas arrêtés, de la stupeur.

P4 : allée-galerie

Cette galerie en plein air est prodigieuse. Elle est à la fois laide et belle : laide parce que les œuvres sont encadrées par les croûtes du mur, belle parce que les œuvres sont embellies par les croûtes du mur. Du pur rupestre urbain.

P5 : angelot

Nos sens vont de surprise en surprise. De l’étonnant cadre vide n’annonçant pas la générosité de ce qui va venir, à l’apparition de l’angelot aux ailes brûlées, joliment vêtu d’un maillot de bain à pois.

P6 : Monet

Le clin d’œil de verdure et d’humour de la ville, en plein cœur de la lèpre des murs. Monet n’est pas loin, la renaissance non plus. On cherche des yeux les fleurs de nénuphar qui parfument l’air et les Vénus préraphaélites qui rient dans notre dos.

On frémit avec ce papillon battant de lourdes ailes dorées sous une frise de fleurs de myosotis, ou de pervenches, peu importe. Ce qui importe c’est ce bleu-là, qui réchauffe et caresse, offrant un bonheur instantané. Ce bleu et ses nuances baignent l’allée lépreuse et ses tableaux improbables. Il nous souffle une brise de mer au visage ; elle est là, derrière le mur.

P7 : l’île aux morts

Même l’île des morts est bleue, alors on comprend mieux le poème symphonique de Rachmaninov, sa douceur, et la solitude n’est plus à craindre.

P8 : Joconde

L’océan transparent du regard de la Joconde hindoue nous ravit. Ses longs doigts délicats nous rappellent les mains des déités bouddhiques dont nous rêvions enfant. Son sourire infini transfixe et liquéfie le temps. 

P9 : nymphe

Une nymphe entourée d’enfants-libellules nous fait envier le destin d’Ophélie, ou celui de la Lady of Shalott, juste pour se pâmer dans un tableau de John William Waterhouse.

P10 : bateaux

Et encore des dorures, des étendues d’eau, des navires en partance… Et du soleil, et de la lune, et des fleurs à profusion… Et que la journée est belle, et nos pas légers, et notre cœur serein d’avoir battu au rythme de ces découvertes !

On rentre chez soi en traversant une ville envoûtante. La magie de ses anachronismes se révèle au bout de promenades mues par une curiosité à la mesure de ses merveilles. Quand la ville vous tend la main, il faut la suivre les yeux ouverts.

P11 : home

On pousse la porte ornée du royaume que la ville nous a donné. On a soudain envie de rester là pour toujours. On monte à l’étage, on se penche à la fenêtre pour savourer le plaisir d’être à la fois dedans et dehors. On respire calmement en attendant le soir. Il descend brusquement et enveloppe Tel Aviv de ses ombres mystérieuses ; reflets menaçants de ruines ? On ne sait pas, on ne sait jamais, mais on sait que là où la lumière brille, des êtres humains vivent et on aime ça, vivre, ici.

P12 : soir

(Ce texte a été écrit dans le cadre des Vases Communicants de janvier 2013)

La ville participe aux rêves exploratoires des espaces cachés (texte de David Collin, pour Sabine Huynh)

La phrase est une énigme. Tracée par un dormeur qui cartographie sa mémoire. Voyageur sur les plans superposées des villes d’ombres et des cités parcourues, le rêveur interprète dans la nuit ce que les villes lui révèlent dans les images du jour. Par apparitions successives. Tel un détective qui sait lire dans les visages rencontrés comme dans les haussements d’épaules et les légères inflexions d’une nuque, le rêveur enquête à tout moment. Et rêve à toute heure. De jour comme de nuit. Il marche dans la ville, et s’imprègne de ce qu’il voit à chaque pas. Que voit-il ? Précisément ce que personne ne regarde : fissures et lézardes, ce qui passe au loin, les détails insignifiants d’un toit, d’un chemin, l’accumulation des regards au cœur du trafic, les affiches arrachées, la présence d’un objet incongru, l’annonce d’un bouleversement infime, les mouvements chorégraphiés des passants, des gestes minuscules aux grandes enjambées, les respirations d’une foule, une infinité de petits événements qui constituent la vie d’un lieu, puis des multiples et innombrables lieux qui composent la ville et correspondent aux plis et replis de sa propre mémoire.

Dc12 (Pnomh Penh, Cambodge)

Je suis le rêveur. Je marche éveillé et somnambule, les yeux grand ouverts sur les images qui se ressemblent et s’additionnent. Les déjà-vus se répondent, les signes s’entrecroisent et peu à peu me racontent l’inaperçu des cités, le sens caché de mes propres interrogations.

Dc1 (Beyrouth, Liban)

Indices mystérieux, graphiques élimés, traces de mots brisés, les affiches des villes étrangères m’offrent quelques-uns des puzzles et des messages les plus mystérieux qui soient. Les agrégats de papiers à moitié déchirés, répètent sur mille façades leurs slogans tronqués. J’y cherche quelques ressemblances, quelques signaux m’indiquant la carte secrète d’une ville que j’ai peut-être déjà en moi.

Dc2 (Shanghai, Chine)

Les murs ne cessent de me parler. Quand les affichent s’étiolent, qu’ils n’en restent que des traces blanches, effacées par le temps, d’autres signes apparaissent. Les visages reviennent du passé, l’histoire se manifeste dans les restes d’un mot, les bribes d’un slogan politique ou publicitaire, quelques idéogrammes menaçants, imprécateurs et témoignant d’un temps plus rigide, ou d’une banale annonce que je ne saurai jamais déchiffrer. Pourtant mon regard s’arrête là, sur cette partie infirme du mystère de la ville. Quelque chose veut parler. Qui n’a pas été complètement détruit. La mémoire est une respiration. Un battement secret qui surgit au coin d’une rue.

Dc3 (Kiev, Ukraine)

Dc4 (Shanghai, Chine)

La ville en tous points de sa cartographie trace de grandes diagonales entre les questions. Les panneaux indicateurs se télescopent et ouvrent de nouvelles énigmes. Un nom surgit, une succession de noms qui ouvrent des portes sur l’imaginaire. Et en dedans, cela forme un agrégat de matières à interroger, qui rebondissent et bouillonnent en écho aux mystères intérieures, dans les zones jamais explorées de soi, mais qui trouvent pourtant là, dans le cheminement urbain et lointain, quelques fragments de réponse.

Dc 6 et Dc 7 (Shanghai, Chine)

Dc 8 (Dubai, Emirats Arabes Unis)

Lève la tête voyageur, interprète le ballet des grues, suit les fils électriques et démêle les nœuds des carrefours, marche, marche, vois les tours, les rêves démesurés et inhumains mais sache aussi te pencher sur l’épaule des joueurs qui sur un damier reproduisent celui des villes, remettent en jeu les courants et les circulations. Lis dans les tasses vides le destin de la journée qui vient, admire tout imprimé, tout signe qui dit la ville et des hommes qui en parlent, décide dans les graffitis et les messages gravés par les amoureux, à quelle prochaine intersection du décideras de confier tes pensées. Parfois les traces sont plus cruelles, incisives et témoignent à leur manière d’une absence jamais comblée.

Dc9 et Dc 10 (Shanghai, Chine)

Dc11 (Buenos Aires, Argentine)

Ce texte a été écrit dans le cadre des Vases Communicants de janvier 2013.

DC, 3.01.2013

oui je continue à rêver, à vrai dire le jour où j’arrêterai de le faire il faudra vraiment s’inquiéter pour moi… c’est rêver à des choses impossibles qui m’a souvent permis d’avancer, et d’accomplir ce qui était à priori impossible… !

David Collin, 16 octobre 2012

David rêvait de voir un de ses livres traduit en hébreu, et de venir le signer à Tel Aviv. « Je viens quand tu veux », m’avait-il écrit. Oh David.

Bonne nuit, ami cher.

(Sabine Huynh, Tel Aviv, 30 septembre 2020)

Tel un funambule sur les chemins de traverse, porté par un goût immodéré des cartes et de la désorientation, je rêve d’une route qui relie deux villes mythiques, Pékin et Lhassa, situées aux extrémités de cette Grande Diagonale rectiligne qu’avait dessinée Segalen en 1913 – métaphore d’un art de penser-rêver, de lire les signes et de voyager en dérivant. La diagonale sur laquelle je m’aventure invite à creuser les mystères, la suite de spirales et de labyrinthes qu’accomplit le cavalier Victor Segalen autour de son axe, certain, en marchant ainsi sur les bas côtés de la route, de repousser indéfiniment le moment d’arriver. »

David Collin, La grande diagonale : Avec Victor Segalen, coll. Les Singuliers, Editions Hippocampe, 2019.

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