Lignées, et Des voix dans l’obscur, par Françoise Ascal

Se battre pour attacher la vie à nos pas

PAR SABINE HUYNH

FRANÇOISE ASCAL

LIGNÉES

Æncrages & Co, 2012, 21€

DES VOIX DANS L’OBSCUR

Æncrages & CO, 2015, 21€

Françoise Ascal nous apprend dans l’incipit de Lignées, un texte poétique que je qualifierais de radical par sa profondeur et son intensité, qu’« il existe plus de treize mille espèces de fougères », et que les chemins enneigés qui la traversent la nuit alors qu’elle « cherche la racine » en sont bordés. Léo Ferré chantait qu’il existe plus de quatre-vingt dix mille espèces de fleurs et nous incitait à continuer à nous battre, en embrassant le « désordre » de leur mystérieux hétéroclisme (« Il n’y a plus rien »).

Les poètes comme Françoise Ascal savent la force de vie que portent les mots, savent combien l’obstination de la poésie est nécessaire pour ne pas s’enliser dans « la vase des tréfonds », être aspiré par la « nuit de naissance », les « deux trous rouges au côté droit » du « bleu du ciel », pour trouver sa voie par-delà les « flaques sales » noyant « l’eau native », le « goût de sang dans la bouche », la « prairie [qui] monte à la gorge », les « sanglots rouillés » qui déraillent la voix et creusent prématurément sa tombe. Laisser enfin « l’au-delà de soi confisqué sous les pores de la peau » affleurer, respirer, sortir de la « noirceur opulente » du puits asséché.

Agitée entre les hommes « tous avalés par l’horizon un premier août 1914 aux environs de 16 heures » et « les faneuses » aux pieds ensanglantés, qui « rêvent de se jeter nues dans la rivière », et dont elle hérite « des tabliers » anonymes, Françoise Ascal avoue sa soif et ses tâtonnements dans sa recherche des origines du chant et des fondations de sa présence au monde. Elle cherche les possibilités de la chair, de la trace, de l’ombre, et comprend peu à peu qu’une quête uniquement irriguée par le sang des morts peut ramener au « cachot ». Il ne s’agit donc pas de cesser de s’interroger, mais, pour retrouver la source, d’emprunter des chemins autres que ceux, souterrains et méandreux, rampants, des racines des fougères, et de se laisser porter par leur arborescence et l’élan de leurs feuilles lancéolées, afin de libérer ce qui en nous demande à dire, à respirer en plein air : « Laisse aller. […] Laisse pousser les tiges sur ton crâne. Laisse le vent semer des myosotis sur tes seins.  »

Le « piaillement des mésanges » — « voix de sirène », « voix sans lèvres » — éclairant la cellule de leurs notes d’espoir, inaugure la venue du mot, « le mot qui bouge sous ma plante de pied », et que l’on hisse vers le haut, le regard se détachant des sous bois, se tournant vers le ciel, lançant « des signaux en direction du soleil ». « Est-ce raisonnable ? », demande la poète. Qu’y a-t-il de plus et de moins « raisonnable » que de surmonter ses peurs de « l’aller sans retour, droit en direction des nuages des merveilleux nuages » ? La danse, le chant, « ruades », illuminent le forage dans le noir, créent les remous nécessaires à la réanimation du corps. « Nous pouvons alors prétendre / qu’en cet éclair nous sommes présents / au tournant de la nuit », écrit Gérard Titus-Carmel, qui est aussi poète, dans La Porte (éditions La Porte, 2012, p. 18).

Cependant, même les mots — « galets ronds » de questions — peuvent devenir encombrants. Pour maintenir le mouvement de « l’eau courante », il faudrait peut-être aller au-delà du lit minéral de la rivière et revenir au monde végétal : c’est ce que Gérard Titus-Carmel a compris, en ponctuant ce texte de chemins végétaux, chemins de poix – lignes de crêtes, de failles, « branches défeuillées », « lignée, ancêtres à peau rêche » – qui assistent la démarche de Françoise Ascal, portent ses pas de marcheuse fouillant le cœur de la « chair du monde » pour en extraire une poésie tenace, une poésie qui bouleverse les certitudes, les généalogies, et qui tâche de transformer l’obscure présence au monde en une présence lumineuse. Une poésie qui voit « l’or de l’énigme » posée par la mort et qui se bat pour attacher la vie à nos pas.

Trois ans après Lignées (qui a reçu le Prix Louis Guillaume du poème en prose en 2014) paraît le texte Des voix dans l’obscur, toujours aux éditions Æncrages & CO et accompagné de dessins de Gérard Titus-Carmel. On retrouve dans les textes, mais aussi dans les dessins, les mêmes lignes de force, les mêmes blessures de ténèbres poisseuses, le même silence inflammable né de la violence du manque : on peut donc voir ce nouveau texte comme une suite à la réflexion sur l’héritage et la généalogie des visages proposée dans Lignées. Les mots de Françoise Ascal et les dessins de Gérard Titus-Carmel remuent et fascinent, cernent l’invisible contenu dans les failles du réel, le silence sombre des puits, dont tous deux savent heureusement tirer l’encre, pour « rejoindre les vivants » (Des voix dans l’obscur, Françoise Ascal). Texte et dessins ne dissimulent pas leurs origines organiques, affirmant ainsi le vivant sur l’ombre : « ça s’annonce par un trouble de la vue ou par un picotement des extrémités quelquefois par un vertige », commence la voix, « un afflux de sang qui veut devenir mots ».

Pour Des voix dans l’obscur, le peintre a transformé les nervures hachurées de Lignées en ramures de bois flottant, tantôt carbonisées, tantôt encore vertes, tantôt rouge sang : reliefs des vibrations du ça de la poète, qu’elle nomme « le chevelu de tes racines » (qui l’étouffe) : « tous les canifs d’enfance manches de corne de vache buis sculpté ivoire bakélite ». Les formes nettes de la tension, électrique, concrète, rappellent ici des empreintes laissées par des pattes d’oiseaux dans la neige, et là des silhouettes humaines, qui s’élancent, chutent, se relèvent, dansent, courent, s’arc-boutent contre le destin, et laissent traces de leur passage : « cette soif de signes que rien ne comble » (Françoise Ascal). Les dessins de Titus-Carmel pour ce recueil ne sont pas sans nous rappeler les « n’Hommades » peints inlassablement par l’artiste franco-israélienne Colette Leinman, dont elle a dit dans un entretien qu’ils sont « des arbres qui marchent, portant leur radicelles à bout de bras. Le nomadisme coule dans leur sève, il est leur gène commun, ainsi que leur ancrage intérieur. Ainsi, ils sont forts malgré l’errance, grâce à une colonne vertébrale supplémentaire, et un centre de gravité avec lequel ils se déplacent » (« Colette Leinman, peintre et poètre, creuse dans l’errance », Inferno, décembre 2012). Il s’agit, comme l’a dit Baudelaire, de « tirer l’éternel du transitoire » (L’Art romantique, 1885), et l’éternel, c’est la régénération du vivant, les sentiers naturels bordés par plus de treize mille espèces de fougères, où Françoise Ascal nous entraîne, loin des murs qui « occupe[nt] la chair » avec leurs « moellons d’angoisse », leurs « cailloux-caillots », leurs « silences délétères »… à cause « des morts partout dans la maison », des « jupes noires », des « bourreaux / mes aimés ».

La poète sait que « la vie s’ébat comme elle veut / la mort blanchit et s’immisce dans le sang violet des myrtilles », et malgré le fait que sa « quête se déchire aux barbelés du monde », elle s’évertue à creuser, espérant « le débouché qui t’aveuglera ». La cécité par excès de lumière et de désordre lyrique vaut mieux que la prison de « l’ ordre / celui de la lutte sans merci / celui de l’indifférence coutumière ». La poète sait que « les morts sont plus nombreux que les vivants grenouilles scarabées vaches hommes femmes couleuvres enfants fourmis vieillards merles amibes millénaire après millénaire le tas des morts prospère il monte sûrement jusqu’au fond du ciel », que ce n’est qu’une question de temps pour que nous allions nous aussi « grossir l’inéluctable », et que le désir de durer du « petit moi durement élaboré au fil d’une vie » ne pourra rien face aux « hémorragies » emportant « le peu qui m’appartient ».

Néanmoins, elle se pose comme « toujours verte toujours recommencée » – « la vie est ronde / l’avenir attend ton retour » – ; elle, c’est Françoise Ascal, la poète, c’est aussi la poésie, son pouvoir régénérant, ses fougères vivaces. La sérénité est retrouvée lorsque l’on comprend que la solitude n’existe pas, que « les voix », parties intégrantes de notre corps et de nos pensées, ne s’éteignent pas : elles continuent à résonner dans la rivière, le ciel, la prairie. Ce magnifique passage de Lignées s’impose ici : « Une prairie croît dans mon bassin. Une prairie écarte mes os, pousse le plancher pelvien. J’ai le ventre plein. Dents de lion, centaurées, trèfles pourpres. Au centre des racines, les souvenirs étouffent. Lentement meurent, se fossilisent. Inutile d’appeler à l’aide. La faucille veille. Quand ce n’est pas quelque faux longuement aiguisée sur la pierre. Ce qui vient d’ailleurs, ce qui veut naître à l’air libre, est condamné. Condamné à rejoindre le bleu perdu. Le bleu qui se défait à l’instant d’apparaître, lacéré par des geais criards ». Cette lutte contre la défaite du bleu nous semble parfaitement illustrée par ces mots de Gérard Titus-Carmel : « toujours nous sommes dans l’irrésolution / nous hésitons à entrer là / où nous sommes déjà » (Gérard Titus-Carmel, La Porte, éditions La Porte, 2012, p. 23). Avec Françoise Ascal, l’écriture se fait le viatique d’un souffle obstiné qui ne cesse de forer des brèches dans la noirceur des jours, pour s’en libérer, continuer à exister.

(Sabine Huynh, Tel Aviv, 26/06/2020. Cet article a été publié dans le n°1149 (16 avril 2016) de la Quinzaine littéraire.)

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Je partage aussi mes pensées sur des livres que j’ai lus ici.

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