Vient de paraître, chez Globe, ce roman tout à fait prenant.
Petit bond en arrière d’une dizaine d’années… Un jour, un recueil de poèmes de Stéphane Chaumet a atterri entre mes mains, et depuis je n’ai plus arrêté de le lire. J’ai donc lu presque tous ses livres, en prose et en poésie. En fait, lire est un mot faible pour ce que j’en ai fait : je les ai littéralement dévorés. Je ne saurais vous dire exactement ce qui me ravit dans son écriture (son cerveau), mais c’est peut-être de cela qu’il s’agit, de ravissement – ce mot me fait penser à deux choses qui me sont « proches » : l’enlèvement des Sabines et Le ravissement de Lol V. Stein, de Marguerite Duras. Aucun rapport, a priori, avec l’œuvre (prolifique) de Stéphane Chaumet, même si moi je perçois des liens, que je pourrais condenser par : tensions, affrontements, obsessions, passions, indicible, femmes, questionnements, enchevêtrements, vertige, désir, silence et absolu. Je crois que les livres de Stéphane Chaumet reflètent tout cela, avec la femme au centre, toujours, belle constance.
Le dernier roman de Stéphane Chaumet, Sur les chemins perdus, dans lequel il prête sa voix à Karen, une femme colombienne brisée et inconnaissable, « envolée de sa vie vivante » (Duras), et qui pourtant entreprend de témoigner de l’innommable, m’a captivée, car en tentant de raccorder le passé et le présent de sa narratrice, grâce à des mots qui comblent un tant soit peu les trous du cœur de la jeune femme, le livre a réussi à relier le passé et le présent de la lectrice que je suis. Ne lisons-nous pas les livres à travers le prisme de notre propre vécu ? Ce que nous lisons ne nous permet-il pas de nous souvenir de ce que notre mémoire a occulté, souvent pour nous préserver ? Les livres ne sont-ils pas à la fois miroirs et boucliers ? Et ne rendent-ils pas la parole à ceux qui l’ont perdue en leur prêtant leurs mots ? C’est probablement pour cela que la lecture est un acte tellement risqué, troublant, important et salutaire.
Comme tout bon livre (oui, bon, tout simplement, et puissamment bon même), celui de Stéphane Chaumet donne à voir le monde en perspective, et c’est dans la brèche lumineuse créée par ce recul que le lecteur peut se projeter et par la même occasion s’immiscer entre les lignes du texte et en éprouver tous les tremblements et la force : le texte d’autrui devient alors un allié de nos propres balbutiements et tentatives de (re)construction de sens.
Sur les chemins perdus est un roman bâti sur une crise du langage, sur des failles béantes, des blessures vives : d’échec du dire en échec du dire, à travers la voix du personnage de Karen (en hébreu, “keren” veut dire “rayon lumineux”), Stéphane Chaumet parvient à livrer un récit bouleversant sur l’innocence violemment tuée, la clarté restituée peu à peu, et la ténacité, exsangue mais victorieuse.
Ces “chemins perdus” sont noirs, très noirs, et pourtant une voix de femme, pour vacillante qu’elle soit, s’en élève et s’y affirme, attestant, dans sa justesse incroyable, de la capacité de la littérature à combler les vides et à créer des présences inoubliables.
(Sabine Huynh, 16 février 2024)
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