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Tu pars, je vacille : « un poème de nous où l’amour peut vivre », par Sabine Huynh (Article publié dans le n°1145 (16 févr. 2016) de Quinzaines, alors appelé « La Nouvelle Quinzaine Littéraire)
« Tu pars, je vacille », un titre qui annonce d’emblée que la poésie est dans l’humain, la rencontre, la survenance, le désir des êtres, les gestes et les choix de langue, l’oscillement et le silence aussi : présence et absence, ce qui tremble en dehors et remue en dedans. Tu rejoins je : « s’embrassent ici, nos lèvres » (p. 7). Tu pars, (t’en) vas, je (va)cille d’émotion, nos lèvres se retrouvent dans l’absence annoncée, tentant son annulation dans l’annulation du je. Ressurgit ici le souvenir de ces mots du poète Ghérasim Luca entendus dans le film que lui a consacré Raoul Sangla : « La réconciliation entre se suicider et être suicidé, à l’insu du troisième terme issu de l’insurrection et de la résurrection » (Comment / s’en sortir / sans sortir, 1988). « Tu pars » : après le baiser, la bouche s’ouvre sur l’interjection « ah ! », qui marque un mouvement affectif fort, avant l’amertume du R au détour. « Je vacille » : je sent ses dents du haut mordre sa lèvre inférieure, puis à nouveau « ah ! », et enfin la douleur, portée par la sifflante, et son cri : « tu cries je crie / […] sous la neige notre feu vit vif // multiplie les aaaaaaaaaaaaaa » (p. 79).
« Tu pars, je vacille » : des mots qui annoncent superbement l’intensité des textes qui composent le recueil éponyme, ainsi que leur physicalité. En effet, il y a texte comme il y a voix, et il a mouvement corporel car il y a son. Nous sommes dans la diction, qui concerne autant le choix et l’arrangement des mots que la manière de les articuler, et de là on glisse vers le sens musical, qui concerne la façon d’interpréter une pièce : « et je t’accentue et tu me phrases et je te période le poème / nous rythme nos airs nos ailes nos fleurs nos ciels et peurs / et c’est résonance générale » (p. 44). Ce recueil, du premier au dernier vers – de « tu est ta voix, ici tremble je » à « dans ta bouche ce jour » – nous offre des poèmes de rencontre entre les individualités, poèmes-flammes nourris par les corps et les langues qui (se) touchent, poèmes de feu phonétique et rhétorique.
Tu pars, je vacille est une passion en rimes et en rythme. Des échos de la voix et de la démarche de Ghérasim Luca y résonnent clairement, dans le déferlement, la précision, les résonances, l’éternel recommencement, et la syntaxe bousculée. Du travail de Luca, je n’ai lu que Le Chant de la carpe (1986) et ne connais que les lectures-performances qu’on peut écouter sur internet (d’artistes contemporains et de Luca lui-même), mais cela m’a permis de voir combien il a nourri celui de Ritman : il y a convergence dans l’insolence, dans le vertige de la parole, dans la langue subversive, dans le lyrisme ludique, et dans le plaisir aussi, à travers l’aspect très physique, visuel et sonore de cette poésie du tout dire malgré tout. Poésie jubilatoire qui frappe par son acuité et sa vivacité : « ta consonne rime le poème aime nos rires » (Serge Ritman, p. 12).
Tu pars, je vacille est un texte étrange, indomptable, hybride, avec ses vers qui rebondissent et sa prose non ponctuée qui court : tout y va, vite, fort, joyeux, débridé, pétillant, comme un feu d’artifice. Son étrangeté tient à sa physicalité, à sa démarche impressionniste, et à son rythme fugitif. Le lecteur est entraîné dans une danse effrenée, un tourbillon de volubilité, de vibrations, de sensations. Tu serait la poésie, l’écriture, la femme, et je, dans sa relation intime avec ce tu, trouverait un sens à la vie. « Mon buisson ardent ta voix » (p. 13) : au fond de la solitude, la flamme jaillit de la voix de chant, le désir d’encore est créé dans l’amour que le poète fait avec ses mots. La langue érotisée se goûte avec les organes : « belle tu me touches chaque doigt et ton je caché saurai le jouer avec ma langue connaît tes lèvres chaque consonne m’endiable sous tes trésors je volerai et plein jour dans ta nuit voyelle » (p. 49). L’amour de l’écriture mis en mots par Serge Ritman emporte tout autant le poète que le lecteur dans son époustouflante énergie, ses respirations, ses élans, ses vagues, ses fréquences et ses résonances. L’art est comme un fleuve sans fin, sans limites, ainsi Borges voyait-il la poésie (« Arte poética ») : comme une sorte de « bibliothèque de Babel », contenant tout et ses variantes.
Serge Ritman est sans conteste le fils spirituel de Ghérasim Luca, Virginia Woolf et Allen Ginsberg. Sa parole, à la fois fluide et hachée, est pareille à la mer, à ses vagues, ses flots qui emportent et ramènent. Lors de la lecture à voix haute des textes de Tu pars, je vacille, la voix est emportée par un courant, un souffle, un essoufflement, qui révèle il me semble une absence de résistance de la part du poète, une écriture éperdue, un abandon à l’ivresse phonatoire : « dire tu ouvre les vannes l’abandon à la traversée de te parler devient parler dans ta voix notre entre / dire tu physique du dire force traversante marée montante poème relation » (p. 42). Le poème est pleinement un souffle échangé dans la parole, le baiser et le mouvement d’aimer. « tu es mouvement je monologue tes tu tous tes poèmes mes imperfections dans tes imparfaits se couchent roulent tes syllabes en bouche et me noient tes belles de nuit avec tout ton jour lumière comme, / une blessure » (p. 9-10) : embrassons les allitérations en [m], [p], [b] – les consonnes labiales engagent les lèvres afin de permettre l’articulation du son – Tu pars, je vacille, long murmure d’un baiser, convoque la déclaration d’amour « Passionnément » de Ghérasim Luca, éminemment labiale et sensuelle.
« De poète à poète où l’égalité des deux voix » (p. 103) : Tu pars, je vacille a été écrit dans le sillage de poètes (et de créateurs) aimés, que Serge Ritman le poète (qui est aussi Serge Martin le professeur d’université) cite : Ossip Mandelstam, Marina Tsvetaïeva, Ghérasim Luca, Rainer Maria Rilke, Boris Pasternak, Paul Celan, Cristina Campo et Jacques Ancet, entre autres. Livre de mouvement alternatif donc, de vacillement, entre eux et lui, entre lui et lui, lui et elle, l’intellect et la spontanéité ; échange de fluides : « de poète à poète ensilencements imbriqués je-tu synecdoque » (p. 21) – je élargit le sens de tu qui élargit le sens de je, et ainsi de suite, puisque « la / rencontre / c’est / quand / on n’arrête / pas » (p. 30), que « les voix se connaissent et se versent l’une / dans l’autre un répons intérieur d’une lecture / tout ouïe de partout les voix se démultiplient / et le poème agrandit nos intimes extérieurs » (p. 44), et que « les voix c’est comme une citation collective de tout ce que j’ai entendu » (p. 129). La poésie de Serge Ritman est dans le rapport à l’autre, dans la perméabilité des peaux, dans leur union et l’oubli de soi, pour mieux recevoir l’autre : « dans ta / voix ma voix / et nombreuses / avec / tous nos / verbes » (p. 134).
Le vacillement indique le mouvement, la flamme, la lumière, l’intensité, le doute aussi, très important, qui est non pas l’irrésolution (manque de détermination), mais le questionnement, l’observation, l’examen des différentes voies/voix possibles et des émotions qui en découlent, soit la quête, soit la sagesse, soit la liberté : « ton vacillement vers les étoiles filantes merci » (p. 10). « Il n’y a pas de réponses. / il y a des apostrophes — des résonances » (Marina Tsvetaïeva, citée par Ritman, p. 7). Le vacillement évoque aussi les choix qui sont faits dans l’écriture d’un poème, choix des mots à écrire dans l’espace, et à lire, à « oraliser », dans le temps du souffle, des inspirations et des expirations, et qui nous mènent à la théâtralité du poème, une question qui préoccupait également Ghérasim Luca (qui parlait de « théâtre de bouche ») : « je ne cesse de nous / répéter en théâtre de / voies nues tu as mes / mains pleines de ta / beauté tu es l’air avec / les étés de toujours » (p. 9) ; « et ce corps il t’entre de partout / c’est ta résonance à fond de voix / me traverse de corps en corps » (p. 23)
Des motifs qui reviennent sans cesse donnent à ce texte ses couleurs : corps, langue, bouche, touche, baiser, résonance, robe, rencontre, je, tu, voix, lèvres, doigt, main, yeux, fleurs, hisse… Leur répétition, loin d’être redondance, les met à l’avant en tant que traces papillotantes, vacillantes de vie, démultipliant les passages, créant de nouvelles voies de sens, invitant à recommencer, à en reprendre, en profiter, et à vivre, à l’encontre de la fuite du temps. La répétition semble faire partie intégrante du style impressionniste de Serge Ritman, et de la vie en général, toujours semée de doutes, d’erreurs et de nouveaux départs.
Dans son mariage de vers et de prose, de roman et de rimes, Tu pars, je vacille cheville l’écriture à la vie, la voix au corps. Pure poésie que ce recueil qui opère ce métissage serré et sensuel d’équivalences sonores et signifiantes. Le vacillement, contraire à la fixité, à l’immobilisme, lutte contre la mort en dansant tout contre elle, car sans la mort, pas d’interrogation, pas d’oscillement. Dans le vacillement, nous touchons le désordre du tohu vavohu, précurseur de nos chants babéliens. Vivre devient cette tâche poétique et disséminatrice en rapport étroit avec l’altérité : « ma ligne de vivre s’écrit en poème lu / dans ta voix ma main signe en lèvres / proses courantes en vers et pluie / brillante d’étoiles d’écrire et lire sous / ta constellation et brillent nos nuits / tous les autres font sens avec ton doigt » (p. 57).
Lire Tu pars, je vacille c’est découvrir « sous tes lettres tes ailes et des pluies de fleurs [qui] m’ouvraient les bras » (p. 11) – référence aux « mille articulations » avec le monde vivant dont parlait Hölderlin au sujet de la poésie ? –, et se sentir comme Neruda le jour où la poésie vint le chercher depuis les ramures de la nuit et les vents violents (« desde las ramas de la noche, / […] entre fuegos violentos ») : quelque chose remue en notre sein, fièvre ou ailes perdues (« e algo golpeaba en mi alma / fiebre or alas perdidas », Pablo Neruda, « La Poesía », Memorial de la Isla Negra, 1964). Tu pars, je vacille nous exalte, vous transporte, ensemble : « tout ça vient ça va c’est présent futur / immédiat ou passé inaccompli trouver / un poème de nous où l’amour peut vivre » (p. 9).
TU PARS, JE VACILLE, SERGE RITMAN. Tarabuste Editeur, 2014, 173 p., 18€.
(Article mis en ligne le 20-02-2024.)
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