
Avec Le chant des ferrailleurs, paru en début d’année aux éditions Unicité, Gabriel Boksztejn nous livre dans ce premier recueil très réussi, engagé et au ton triste, des méditations sur le quotidien harassant de trois « trimardeurs » désocialisés, condamnés à la solitude et au silence de par leur condition de marchands de ferraille (l’aboutissement d’une vie de dérive et de déveine), en se penchant en particulier sur le sort de celui qui « avait été libraire autrefois ».
Qui sont ces « ferrailleurs » ? Qui sont ces hommes qui fournissent une main d’œuvre misérable et facilement exploitable ? Ces pauvres hères croisés au Havre ou à Tel Aviv, traînant ou poussant tant bien que mal un caddie bancal et débordant des débris et déchets jetés à la ferraille par des membres « respectables » de la société, d’où viennent-ils ? D’où ont-ils migré ? Quelle vie mènent-ils, ces manards, ces pue-la-sueur qui « se crèvent à la tâche » et dont personne ne peut soutenir le regard, ces oiseaux noirs pour qui la décharge est leur seule forêt désormais ?
Dès l’ouverture du Chant des ferrailleurs, on est transporté dans un paysage morne de « brume », « cage de tôle », « écrans défoncés », « boue », « piège », « mort clandestine », « gibier mort », tout en étant ravi par les vers cadencés et le souffle soutenu de la langue très élégante du poète, qui nous emporte d’une seule traite d’une vision apocalyptique à celle d’un ange embrassant les trois hommes « attrapés par la nuit », quelques soixante-dix pages plus loin, en passant par des réflexions sur la famille, la pollution, la solitude, les villes, le travail, l’aliénation, le silence, la séparation, les horreurs de l’histoire, le corps, la poésie, la vieillesse, l’amitié, la mort, le deuil, la pauvreté, l’amour, la tendresse, l’enfance, la nature… tant de sujets qui ramènent à l’humanité et à la difficulté de rester humain et relié aux autres dans un monde de plus en plus déshumanisant.
La pertinence du beau poème liminaire et incantatoire, « Je voudrais que Paris brûle », se confirme une fois que l’on a lu le long poème élégiaque d’une cinquantaine de pages qui le suit, « Le chant des ferrailleurs » : on comprend qu’il faudrait effacer « ce pays / lardé de l’argent / des gras boutiquiers », afin de rebâtir un lieu qui soit à nouveau respirable.
Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Walt Whitman en lisant le livre poignant de Gabriel Boksztejn, sûrement à cause de sa musicalité prononcée, de son approche inclusive et de sa capacité à contenir l’humanité et à en porter les maux avec une poésie vigoureuse mais sans colère, qui n’est pas sans rappeler les chants de survie des galériens et des esclaves, chants qui leur permettaient de se sentir libres tout en étant asservis, et que Boksztejn évoque d’ailleurs : « Ainsi les paysans / chassaient-ils l’ennui / divisant leurs tâches en autant de mesures. / Ainsi les esclaves des plantations / désireux de s’évader / pour avertir les passeurs / usaient-ils / dans leurs refrains / d’images religieuses / ou de paroles équivoques ».
Le chant des ferrailleurs, parce qu’il expose les peines, les luttes, la lassitude et la solitude des êtres exploités puis mis au rebut, ainsi que leur espoir de s’en sortir, qui leur donne la force de chanter malgré tout, m’a aussi fait penser à ces chansons transmises de génération en génération, ces paroles d’émancipation appartenant au courant musical du « negro spiritual », porteuses d’une foi inébranlable en l’humanité de ceux qui les délivrent et permettant de tenir le désespoir à distance : des textes dont nous avons plus que jamais besoin.
Ce manque pesait aux ferrailleurs
Le chant des ferrailleurs (p. 33)
les bras pleins de ces rebuts
surgis de la panse des machines
et bien qu’il prît un ton différent
il habillait chacun
d’une place aussi vide
que les places des villes
au petit matin.
(Sabine Huynh, 7 octobre 2023)
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