Nous vivons encore, de Ludivine Joinnot

Nous vivons encore : voilà, c’est dit. Ce sont des mots que je me suis souvent répétés. Ils me rassurent. Ils me calment. J’aime la vie malgré la détresse et le « chaos généralisé » dont parlait Plath, Sylvia Plath, qui revient à plusieurs reprises dans le recueil de Ludivine Joinnot, Nous vivons encore, paru chez L’Arbre à paroles l’an passé et dédié à ceux et celles qui comme elle ont aimé la vie et n’y sont plus.

Dans les poèmes de la première partie, « Faire le deuil », Ludivine Joinnot s’adresse à ses chers disparus, ce qui n’est pas sans rappeler les poèmes de l’amie de Sylvia, Anne Sexton, que Ludivine Joinnot a aussi lus avec ardeur, notamment son deuxième recueil, Tous mes chers petits (1962, 2022 pour la traduction française publiée par les éditions des femmes-Antoinette Fouque) : « vivre me ramène chaque jour à toi » (p. 21), dit Ludivine Joinnot, car vivre sans ses morts, c’est amputer une partie de soi.

Tout comme pour Anne Sexton, pour Ludivine Joinnot, Noël est une période douloureuse de l’année (« chaque Noël qui vit l’un après l’autre partir l’un des miens », p. 29), mais contrairement à la voix troublée et à la cadence souvent inégale, ou saccadée, de la poète américaine, celle de la poète belge est claire et mélodieuse, et c’est avec une grande douceur (« la douceur est le point d’attache entre deux mondes », ainsi cite-t-elle Véronique Wautier p. 16), mais aussi la grande fermeté de ceux qui n’ont pas peur des mots (« pogrom et carnage », « enterrée vivante », « ces années inutiles », « gueule contre plancher », « anonyme à gerber »…), qu’elle nous mène à réfléchir sur nos origines compliquées, que ce soit nos aïeux, le ventre de notre mère ou les moments durant lesquels nous nous sommes sentis mourir (« débris et courbatures », p. 71), et renaître (« tout instant de grâce porte ton parfum », p. 27).

« Faire le deuil » est suivi de « Rompre », puis de « Continuer », avec toujours ces poèmes écrits en funambule, sur la corde raide, au-dessus de l’abîme de « l’éboulement de nos vies » (p. 51), des poèmes-talismans pour parer au pire, car « les fossoyeurs ne sont jamais en grève » (p. 55) et « l’immortalité est un fantasme » (p. 56), des poèmes « pétris d’absence » (p. 79) qui louvoient pour éviter la ligne de rupture, la fin inévitable, et parviennent à « parler mille langues »  (p. 65) avec « battements souffles et fièvres / et les dix-huit synonymes de pulsations » (p. 66).

Il semblerait que chez Ludivine Joinnot la recherche de la musicalité soit liée à celle, acharnée, d’une « langue perdue / à mains nues » (p. 68), à laquelle elle s’identifie, pour parler à ses morts et apprivoiser le deuil et la solitude : sa façon à elle de « vivre avec ce qui a péri » (p. 18), en transformant sa « prodigieuse envie de vivre » en « métaphore » (p. 23), en « décomposant chaque jour »… « la typographie de nos attaches » (p. 25), pour raviver « nos chants communs » (p. 27).

privée de toi
agitée de remous
j’ensemence
de nouveaux espaces où m’engager
malgré la nuit

Nous vivons encore (p. 27)

Nous vivons encore est le premier recueil de Ludivine Joinnot et pourtant sa langue aguerrie, à la fois puissante et délicate, au sein de laquelle résonnent entre autres les voix de Plath et de Sexton, mais aussi de Marguerite Duras, de Paul Valéry et d’Henri Michaux (une filiation logique), confirme qu’elle côtoie des poètes depuis longtemps, et qu’il y aura d’autres recueils. Merci aux éditions L’Arbre à paroles de nous donner à lire les nouvelles voix qui comptent.

(Sabine Huynh, 7 octobre 2023)

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