ViVa, un recueil des poèmes les plus expérimentaux écrits par le plus grand des poètes modernistes américains E.E. Cummings, dont la première publication aux États-Unis remonte à 1931, et dont la parution de la traduction française date de janvier 2023, a été traduit avec brio par Thierry Gillybœuf. Rien n’est impossible pour un traducteur inventif et poète, dont les sens et la créativité ne peuvent qu’être stimulés par l’impénétrabilité et les contorsions langagières apparentes.
D’aucuns diront que parfois on n’y comprend rien, et ils n’auront pas tort, mais d’une part Cummings est loin d’avoir écrit « n’importe quoi » et « n’importe comment », ses contorsions syntaxiques étant très réglées, et d’autre part le but de la poésie est peut-être moins de faire sens que de faire langue, car sa raison d’être est, et a toujours été, la liberté d’expression linguistique. La poésie de Cummings s’est toujours élevée contre la déshumanisation, et à une époque où la langue de bois fait rage, s’infiltrant dans tous les domaines, son côté libre, déroutant, étrange et tout à fait singulier est non seulement nécessaire et rafraîchissant, mais aussi émancipateur.
D’autres diront que ViVa est trop compliqué, trop dingue et ne ressemble pas à de la poésie, mais justement, c’est cette remarquable « dinguerie » qui en fait un ouvrage totalement à part, unique, intense, renversant, pionnier et influentiel, car elle montre ce qui est important dans l’art de la poésie : l’inventivité et le courage d’aller jusqu’au bout de ses fantasmes linguistiques, permettant ainsi d’élargir les limites langagières et de réintroduire de la vie dans la langue.
Justement, la langue du recueil, principalement de style oral, est, malgré ses difficultés apparentes, dépouillée, directe, vibrante et descriptive, ludique, exhubérante et savoureuse, même si la plupart des poèmes sont tristes et abordent des sujets tels que la solitude, le désespoir, l’aliénation au sein d’une époque moderne. Mais le recueil comporte aussi de magnifiques poèmes d’amour, comme le fameux poème « LVII », commençant par « somewhere i have never travelled,gladly beyond », et d’une manière générale les poèmes de ViVa, si libres, vifs et ingénus, ont le pouvoir de ramener à l’enfance.
ViVa n’est certes pas facile à lire, mais il s’agit d’un ouvrage tout aussi incontournable qu’exceptionnel, écrit par l’un des poètes américains les plus originaux de tous les temps, et il était grand temps qu’il fût disponible au lectorat français, surtout que la quinzaine d’ouvrages de Cummings déjà édités en France prouvait l’intérêt des lecteurs pour ce dernier.
Cummings a truffé ViVa de néologismes et d’expérimentations avec la ponctuation, la syntaxe et la capitalisation, travaillant et malmenant la langue anglaise comme un sculpteur malaxe une boule de glaise pour générer la forme qu’il souhaite. Il a ainsi réussi à se fabriquer un langage à lui. Pour qui aime les mots et le plaisir qu’ils procurent, et les jeux graphiques, la langue de Cummings est délectable.
La traduction de ViVa est non seulement astucieuse et riche de belles inventions, mais en plus elle s’avère plus « lisible » que l’original, tout en lui restant très fidèle. Le traducteur a trouvé des solutions tout à fait admirables (parfois très drôles aussi) aux casse-têtes qui se présentent dans les poèmes de Cummings, et sa traduction est des plus vivantes – et l’on sait que cela constituait aux yeux de Cummings le seul critère important, que la langue soit vivante. Chapeau bas donc.
(Sabine Huynh, 7 octobre 2023)
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