
Fin 2023, j’ai lu ce roman d’Éric Bonnargent : Les désarrois du professeur Mittelmann (éditions du Sonneur, 2023), et je m’étais promis d’en parler. Le temps a filé et ma mauvaise mémoire n’aidant pas (sans mentionner le fait que fin 2023 j’étais traumatisée par une guerre qui venait d’éclater dans le pays où je vis), je ne sais plus très bien pourquoi ce livre m’avait tant plu à l’époque. N’ayant pas le temps de le relire pour écrire une recension en bonne et due forme avec citations et tout le reste, mais ne voulant pas laisser passer plus de temps sans remplir cette promesse, je vais tâcher d’en dire quelques mots malgré tout, ici, à froid, à ma façon, en direct de mon bureau, en bas (le livre est sur une étagère de la bibliothèque du salon, à l’étage).
Tout d’abord, le titre m’avait séduite : ce mot, « désarroi », pour dire « trouble », « désordre », me plaisait par sa légère préciosité et sa rareté actuelle ; et le nom du professeur : « Mittelmann », un patronyme européen, juif allemand (« homme du milieu »), qui je crois vient du yiddish « mitlman » (« homme aux moyens modestes »), et qui désignerait aussi un intermédiaire.
Ensuite, ce qui m’a plu dans cette histoire de prof de philo solitaire de lycée (d’après mes souvenirs, il enseigne dans un lycée, pardon si je me trompe) à la vie tranquille et réglée comme une horloge, mais qui peu à peu se met à douter de plus en plus de choses (j’ai oublié le déclencheur de ces doutes, peut-être la conscience soudaine de l’âge, du temps irrattrapable ?), outre le fait que le livre est très bien écrit (vous soupirez, mais c’est quand même primordial qu’un livre soit bien écrit, pour moi c’est ça la littérature : l’attention à la langue, l’effort porté vers l’invention d’une langue propre à un univers qu’on recrée, ne pas écrire juste comme on parle, à moins que le contexte ne le demande), c’est que d’une part l’auteur y accorde, au sein de dialogues passionnants et stimulants, une place importante aux voix des élèves de Mittelmann, qui porte bien son nom puisqu’il est véritablement un intermédiaire entre le savoir et eux, ainsi qu’entre nous et eux (et eux sont si mystérieux en fait, chacun porteur d’un monde très riche qui lui est propre et qui entre souvent en conflit avec les règles du monde scolaire) ; et d’autre part il ne fait pas du personnage du prof un héros qui aurait le pouvoir de sauver ses élèves ou de les ouvrir à une autre vie plus inspirante, même si l’on sait que de tels profs existent. En effet, Mittelmann n’est pas le John Keating surexcité et un peu énervant du Cercle des Poètes disparus, même s’il aurait peut-être aimé pouvoir l’être : il est juste Mittelmann, un homme débonnaire mais réservé, intelligent mais modeste et désillusionné, au cœur hypersensible mais à l’apparence sereine ; un prof qui respecte profondément ses élèves et veut leur bien, qui aime profondément son travail et veut bien le faire, mais qui veut aussi qu’on lui fiche la paix, de plus en plus, et qui se plaît à rêver du grand amour aussi, et d’écriture… Je ne me souviens pas très bien du reste, sinon qu’il est peut-être un peu plus heureux à la fin qu’au début du livre, qu’il aimerait bien être écrivain, mais qu’il est aussi quelque peu désabusé. Je crois qu’une fois que la nonchalance l’a gagné, il a eu de plus en plus de mal à s’en dépêtrer.
Ce dont je me souviens clairement, c’est qu’en lisant le roman d’Éric Bonnargent, j’ai repensé à mes anciens profs, car j’ai eu des profs comme Mittelmann : sans éclat particulier, à part dans la bonté du regard — des yeux qui voient tout d’ailleurs, qui remarquent tout –, et un « pilotage » à distance, discret, mais sûr, des élèves. Ce sont les profs dont je me souviens le mieux, car ce sont ceux qui m’ont le plus aidée, inspirée ; ceux avec qui je me sentais le plus en sécurité (et se sentir en sécurité à l’école, quand on quitte chaque matin un foyer violent, c’est inestimable) ; ceux qui m’ont conduite sur la voie de l’enseignement, même si je n’y ai tenu que quinze ans.
Voilà, je vois ce livre comme un hommage à ces profs-là, les tranquilles, sérieux, voire « trop » sérieux, quasiment invisibles et que souvent les élèves trouvent sans intérêt et « nuls », des profs qui ne se plaignent pas et ne font jamais semblant de faire leur boulot, aussi ingrat qu’il pût être certains jours : ils étaient là quand on avait besoin d’eux, on pouvait toujours compter sur eux, ils étaient prévisibles et solides, et ça faisait du bien, cette « nomalité » qu’ils portaient et projetaient.
C’est tout ce que je peux dire aujourd’hui sur ce roman d’Éric Bonnargent, Les désarrois du professeur Mittelmann, dont je recommande bien évidemment la lecture, car même s’il n’est pas inoubliable (surtout quand on a une mémoire comme une passoire), tout comme Mittelmann, il est loin d’être anodin, ou alors il le serait, mais au sens médical, puisqu’il apaise, dans un monde où tout va trop vite, où tout est aberrant, et où plus rien n’est sûr : il rappelle ce qu’est un vrai prof altruiste et fiable, et un vrai cours, une vraie pensée philosophique, irréligieuse, critique, profonde, raisonnée, pragmatique et réellement formatrice — et ça, je crois que c’est le socle du roman d’Éric Bonnargent.
Avant de boucler ce texte, je suis allée jeter un œil à la description du livre sur le site des éditions du Sonneur, et je suis tombée sur ces phrases-ci : « Septembre 2020. Pour la première fois depuis plus de trente ans, la rentrée des classes se fera sans le professeur Mittelmann. Pour ce jeune retraité, c’est l’heure du bilan. Entré sans conviction dans l’Éducation nationale, n’ayant eu d’ambition que littéraire, il aura pourtant été un excellent professeur de philosophie. » Voilà, j’avais complètement oublié que le livre démarrait ainsi, sur le départ à la retraite de Mittelmann : j’avais uniquement retenu les qualités du prof, preuve que Bonnargent a créé avec Mittelmann un très bon personnage de roman, totalement crédible et à la psychologie mémorable.
(Sabine Huynh, 11 janvier 2025)
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