Cloche pèlerine, de Kaveh Akbar

Ce recueil de Kaveh Akbar, Pilgrim Bell, Cloche pèlerine (Le Castor Astral, 2024), son deuxième, est un livre aux poèmes intenses, aussi intenses que ceux du premier recueil (Calling a Wolf a Wolf), mais plus fins, car ceux du premier étaient captivants mais « tapageurs », maladroits, inégaux : on y sentait une urgence qui dépassait celle de la nécessité de les écrire. Cloche pèlerine est le recueil d’un poète plus mûr, et c’est un très bon et très beau recueil, très humain, dans lequel l’attention portée à la langue et à la forme est très prononcée.

Bien que les poèmes soient très personnels et parlent entre autres de sa famille (de ses parents iraniens), de l’amour, de l’immigration, de la religion (musulmane), des différences culturelles et de l’angoisse d’un quotidien dans une Amérique « trumpienne » violente et xénophobe, ils ne sont pas directement narratifs ou confessionnels, ils ne sont pas religieux non plus, mais spirituels, ils proposent une conversation sereine, profonde et honnête sur des sujets controversés, dont la place de la spiritualité dans la vie, ainsi que la place des « étrangers » au sein d’une société « blanche » et chrétienne. La langue est solide, concrète, précise, tout en restant ouverte car en étant porteuse d’ambiguïtés par la façon dont elle bouscule la syntaxe (absence ou usage excessif de la ponctuation, morcelant la parole et conférant un rythme heurté aux poèmes, défamiliarisant la langue) et permet aux mots de se libérer des limites du carcan de leurs définitions. De plus, à l’anglais sont mêlés des mots en farsi ou persan, écrits avec l’alphabet romain et l’alphabet perso-arabe. La poésie de Kaveh Akbar se présente à la fois comme un patchwork et comme un palimpseste : elle recompose, répare, recoud, réunit et révèle en profondeur.

Cloche pèlerine est un recueil dont l’importance a été remarquée : son auteur a remporté des prix et figuré parmi les finalistes de nombreux autres après sa sortie. Il a été publié en 2021 par les éditions Graywolf Press, l’un des meilleurs éditeurs de poésie contemporaine aux États-Unis, à qui l’on doit la publication d’œuvres de poètes majeurs, comme Ilya Kaminsky et Diane Seuss (que j’ai eu la joie de traduire, respectivement pour Christian Bourgois Editeur et Le Castor Astral). Kaveh Akbar est un jeune poète américain dont la renommée ne cesse de grandir et il compte parmi les meilleurs jeunes poètes contemporains anglo-saxons (avec Ocean Vuong et Ilya Kaminsky, entre autres). Il enseigne la poésie à l’université et travaille comme éditeur de poésie pour le prestigieux magazine américain The Nation (fondé en 1865), une fonction confiée jadis aux grands poètes Langston Hughes, Anne Sexton et William Butler Yeats, entre autres. Aucun de ses recueils de poèmes n’avait été traduit en français jusqu’à présent, donc nous ne pouvons que féliciter les éditions Le Castor Astral d’avoir comblé cette lacune avec la parution de Cloche pèlerine, dans une traduction rigoureuse de Marine Cornuet.

La traduction de Marine Cornuet est excellente car elle s’est pliée à l’exigence de la langue qui caractérise la poésie de Kaveh Akbar. Cloche pèlerine n’est pas un texte des plus faciles à traduire, en particulier à cause de la manière dont le poète défie constamment les règles de la syntaxe, invitant sans cesse des ambiguïtés de sens et donnant du fil à retordre aux lecteurs, et donc aux traducteurs. Il apparaît clairement que chaque mot a été soigneusement choisi et pesé par Akbar, y compris les déterminants et les prépositions, ainsi que chaque signe de ponctuation. Le poète a mis des points au milieu des phrases, à des endroits incongrus, pour les redécouper, ou bien il a omis la ponctuation et s’est servi de la césure pour créer des associations, faire entrer des mots (et des mondes) en collision, créer des étincelles dans le cerveau des lecteurs par l’ambiguïté et l’étrangeté qui résulte des télescopages. Sans parler du recours aux italiques, au persan, au latin, à l’inversion du sens de la lecture (le poème « In the Language of Mammon / Dans la langue de Mammon » se lit de droite à gauche, avec un miroir) et à la poésie visuelle, renforçant ainsi les ambiguïtés et l’étrangeté du texte (et sa poésie), et invitant les lecteurs à lire entre les lignes, à lire au-delà, à réfléchir, ce qui bien évidemment ne facilite pas la tâche du traducteur.

Le recueil est sorti en avril dans une édition bilingue anglais-français et c’est un pur régal.

« L’abandon de ma mystique », par Kaveh Akbar (Cloche pèlerine, Le Castor Astral, 2024. Traduction française : Marine Cornuet)

(Sabine Huynh, 18 juin 2024)

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