Ce livre compte énormément pour moi, et pas seulement parce que c’est le premier roman que j’ai traduit (je traduis principalement de la poésie).
Comme mon nom de famille et ma face l’indiquent, je nourris un lien indéniable avec l’Asie, et entre autres le Vietnam. En grandissant et en vivant en France, je n’ai eu de cesse de me faire traiter de « sale chinetoque », de « zyeux bridés », de « mangeuse de riz constipée », de « pute thaïe », et autres drôles de noms d’oiseau qui ne m’ont guère manqué depuis que je suis partie vivre en Angleterre, aux Etats-Unis, au Canada et en Israël.
Petite, j’étais très pauvre, je rêvais d’être anglaise, d’avoir les cheveux blonds et bouclés et les yeux bleus, et plus tard j’ai abusé de permanentes, de mascara bleu électrique et aussi de rouge à lèvres noir, à une époque. J’ai même été rousse un temps. Quand je travaillais comme mannequin et modèle, on me faisait souvent des commentaires sur la couleur de ma peau, que moi je vois simplement comme claire en hiver et hâlée en été : « Teint jaune », « trop jaune », « olive ». J’ai failli me faire virer parce qu’après un mois d’avril passé à Cannes dans un appartement prêté à me reposer sur un balcon avec des piles de magazines, j’avais beaucoup bruni et, aux dires de la directrice de l’agence qui m’employait, j’avais « l’air d’une négresse » : « Je te préviens, si les collants blancs n’arrivent pas à cacher le massacre, tu rentres chez toi. Tu n’auras que tes yeux pour pleurer. Fallait y penser avant ».
D’ailleurs, cette même année, j’ai posé pour un photographe du magazine Amina (« le magazine de la femme africaine et antillaise », comme il se definit) rencontré dans un café de banlieue lyonnaise : il trouvait que je pouvais tout à fait passer pour une Réunionnaise, avec ma tignasse tellement cramée par les permanentes qu’elle en était crépue, et bien sûr, mon super bronzage. Pour couronner le tout, en ce temps-là je portais de grandes créoles aux oreilles, ha ha.
Même la couleur de mes lèvres a reçu son lot de commentaires et celui qui m’a le plus marquée, parce qu’il me reléguait à l’invisibilité, est le suivant : « Elles ont une couleur bizarre, elles sont sans couleur en fait ». C’était aux Galeries Lafayette, où j’ai vendu du maquillage.
Dans le jardin de la maison de mes parents, laissé à l’abandon par manque de moyens, poussaient des fleurs de trèfle, de pissenlit et de carottes sauvages, et à mes yeux elles étaient merveilleuses, même si plus communes que les roses, car c’étaient les seules fleurs, les seules joies de ce jardin.
Ainsi, qu’elle ne fut ma joie lorsque Valentine Gay, des éditions Globe, m’a confié la traduction de Maud Martha, le seul roman de Gwendolyn Brooks, une poète que j’adore. Le livre s’ouvre sur le jardin fort commun d’une petite fille pauvre, Maud Martha, et sur son amour pour les pissenlits et « leur aspect ordinaire, car elle trouvait que leur banalité reflétait la sienne, et qu’il était rassurant qu’une fleur puisse aussi être une chose quelconque ».
Maud Martha grandit dans les années 1920, dans une banlieue prolétaire et noire de Chicago. On la suit de la maison d’enfance jusqu’à l’accouchement de son premier enfant, chez elle, dans son minuscule appartement-kitchenette insalubre, en passant par ses rêves d’aller à New York, ses premiers béguins, ses ménages dans des familles blanches et aisées, sa confrontation à la discrimination raciale au cinéma et au théâtre, dans le tram, à l’université, lors de son premier bal, d’un soir de Noël ou d’une visite chez la coiffeuse et à la chapellerie…
Dans le monde de Maud Martha, on n’est pas « noir » mais rose, marron, jaune clair ou foncé, bistré, crème, chocolat noyé dans beaucoup de lait, chocolat noir et même blanc.
Maud Martha sait qu’elle n’est pas laide, mais elle aspire à être aussi belle que sa sœur Helen, dont le teint plus clair, les traits plus fins et les manières plus froides lui valent plus de prétendants que sa petite sœur.
Maud Martha est fière et courageuse, elle a beaucoup de caractère et d’esprit, une volonté de fer, et elle ne garde pas sa langue dans sa poche. Néanmoins, elle n’a pas confiance en elle, car c’est une autodidacte qui n’est ni blanche, ni riche, elle est mariée à un homme au teint « jaune foncé » qui, même s’il se montre gentil en général, se révèle être un couard influençable, un peu paresseux et un peu menteur, et même un peu violent sur les bords, dans sa façon de parler et de se conduire. Maud Martha n’a jamais connu les avantages matériels qui auraient pu faire qu’elle se sentît à l’aise n’importe où et se rendît compte de sa valeur et de sa place dans le monde.
Malgré tout cela, et parce que le roman de Gwendolyn Brooks n’est pas du tout misérabiliste, mais débordant d’humour, de poésie, de tendresse, de grâce, de dignité, d’esprit de combat, de colère et de liberté, on ressort enchanté et revigoré de ses 34 chapitres comme autant de fenêtres ouvertes sur le quotidien des membres de la communauté noire et prolétaire du Chicago des années 20 à 40, celui dans lequel Brooks a elle-même grandi, et Maud Martha, c’est beaucoup Gwendolyn Brooks et un peu chacun chacune d’entre nous aussi.
Il s’agit d’un livre tout à fait unique et magique, d’une simplicité désarmante et pourtant d’une grande profondeur, comme une voix amie. Vous verrez, vous ne serez pas déçus.
Maud Martha, de Gwendolyn Brooks. Editions Globe, mars 2023.
(Sabine Huynh, 9 avril 2023)
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