Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction. Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.
Arthur Rimbaud, « Alchimie du verbe », Une saison en enfer.

Vous est-il déjà arrivé de recevoir un pavé dans votre boîte aux lettres ? En l’occurrence, en ce qui concerne Les os rêvent, ou « Narration ostéonirismologique de type Pānini », de Julien Boutonnier (Dernier Télégramme, 2022), on pourrait parler de constellation de mots tourbillonnants, ou de coffre à mystères émouvants, ou encore de maison rêvée, bien charpentée, solide, à la structure lexicale et syntaxique d’autant plus époustouflante qu’elle enrobe un silence et un vide vertigineux.
Si l’on décide d’entrer dans une maison, il y a tellement de façons possibles de le faire : par la porte d’entrée principale, par la porte de derrière, par le garage, par une des fenêtres, par le balcon du premier étage en escaladant la façade, par la lucarne du toit, par la chatière, par les histoires racontées sur cette demeure, par ses habitants, par ses fantômes, en traversant les murs… Tant de façons d’aborder Les os rêvent, tant de façons de parler de ce quelque chose d’obscur, de cet événement « poignant » au cœur de la moelle ; tant de façons de retracer l’origine de l’écriture. Les os rêvent donnent 731 pages ou points d’entrée. On a peur d’entrer dans un livre aussi foisonnant, on a peur de s’y perdre, mais c’est sans compter le fil solide de la narration, qui tire le lecteur hors du labyrinthe, comme il tire d’un rêve, d’autant plus que la lecture, « interactive » ici (renvois aux notes de bas de page, schémas et glossaire, sans parler du fait de recourir parfois à la loupe et même à l’internet pour tenter de vérifier l’invérifiable), consolide ce fil, de la même manière que le rêve est affermi par son récit.

Les os rêvent est un livre étourdissant, avant-gardiste et hybride, entre le traité scientifique apocryphe, le récit, et le poème (au sens large d’objet artistique littéraire). Le texte de facture universitaire, les schémas, les tableaux, les photos, les listes, les notes de bas de page et le glossaire final parlent de science. Le récit de l’existence de Giacomo Palestrina, le personnage principal du livre, parle de traumatismes, ainsi que d’histoire et de mémoire trouées. Le poème quant à lui parle de densité et de compression, à travers les différentes couches qui composent la trame du récit, et qui sont en quelque sorte « étalées » et « écartelées », dans le texte, cartographiées en quelque sorte, et étayées par des blancs, les silences d’une musique obsédante. Le tout parle de structuration du néant. Par ailleurs, le ton, passant pour sec et scientifique, ne l’est pas vraiment, il est même plutôt lyrique, et par endroits ironique, et ce travail à visage de thèse doctorale n’est pas sans déborder de fantaisie. Néanmoins, sa richesse enjoint à le prendre très au sérieux.
Il est très difficile de décrire un ouvrage aussi génial et tentaculaire que Les os rêvent. Si j’avais le temps de réorganiser ma bibliothèque, je le placerais sans hésiter aux côtés des livres suivants, livres qui m’ont peut-être le plus sidérée depuis que je sais lire, véritables « entreprises » littéraires, avec tout ce qu’elles comportent de séduisant, de romanesque, d’impénétrable, de périlleux et de puissant : Paterson de William Carlos Williams, Le Ton beau de Marot de Douglas Hofstadter, Les Émigrants, Les Anneaux de Saturne, Vertiges et Austerlitz de W. G. Sebald, House of Leaves de Mark Z. Danielewski, Quelque chose noir de Jacques Roubaud, et toute l’œuvre de Georges Perec. Des livres grandioses à la croisée ou à la lisière des genres, intenses et excentriques. Avec des ouvrages aussi singuliers, il est question d’art constitué d’histoire(s), de musique, de morts, de textes, d’images, de collages, et basé sur une approche aussi onirique et nébuleuse qu’elle est concrète et méthodiquement élaborée. Les os rêvent se place dans la lignée de ces livres qui sont à la fois des textes poétiques tâchant de traduire le désordre de la vie, des travaux de recherche autour du mystère de la mémoire et de la mort, et des objets visuels. Je verrais bien le livre de Julien Boutonnier au centre d’une installation dans un musée d’art moderne. Il évoque tant d’œuvres, dont l’admirable travail de Susan Howe (notamment That This, New Directions, 2010), en particulier aux pages 597 et 598, avec les fragments de textes se télescopant, et les textes surperposés, semblant tournoyer indéfiniment, intranquilles et indéchiffrables.

Les os rêvent, sous les apparences d’un discours hyper structuré (sous-titré « Narration ostéonirismologique de type Pānini »), minutieusement organisé dans l’espace de la page, cohérent, argumenté et regorgeant d’informations contextuelles, révèle – outre l’immense talent de conteur et d’agenceur de Julien Boutonnier, qui n’est pas sans rappeler Georges Perec et son souci d’exhaustivité – une parole radicale (relative à l’essence des choses) qui se rapporte à une réalité inconnue et insaisissable dont on peut imaginer qu’elle a fait exploser la matrice et démantelé la syntaxe jusqu’au silence, ou « l’hyperprose », comme l’explique Boutonnier à grands renforts de schémas, de « modélisations », de « numérotages » et de formules scientifiques imaginaires illustrées par des exemples dans différentes langues, dont le latin (de nombreuses langues apparaissent dans le texte : grec, hébreu, italien…). La langue ainsi bousculée se manifeste au sein de pages où elle est devenue illisible, abstraite, à la fois neuve et immémoriale, une langue d’avant la parole. Sous les couches de récits ultra-précis, quelque chose de ténébreux et de plus sombre que l’encre noire – à l’origine du « sentiment poignant » que Boutonnier tente de cerner – a tatoué le papier comme il a marqué physiquement le corps et l’esprit.
Les os rêvent renversent « l’intangibilité de présence » (Boutonnier, p. 632) en rendant tangible la matérialité du poème, « un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens » (Rimbaud). Obsessions pulsent et tournoient dans nos mains et sous nos yeux. Le mode du récit (qui prétend faire sens) est incrusté au sein de celui du poème, il en fait partie intégrante et introduit des personnages et des idées qui fournissent un cadre – et un habillage aux os dénudés par l’Histoire – permettant de sentir trembler dans les blancs quelque chose, qui a été fragmenté au-delà de la réparation. « Alchimie du verbe », de Rimbaud (mon texte préféré dans Une saison en enfer, et qui peut probablement servir de grille de lecture au livre de Boutonnier), s’impose ici : « J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. »

Les os rêvent, « une plongée moléculaire au cœur de cette fabrique de ce qui est et de ce qui n’est pas » (Julien Boutonnier, p. 459), une construction délirante destinée à peupler un vide démesuré, représente une tentative de circonscrire et contenir au sein d’une parole sensée – baignée toutefois d’une mélancolie à la W. G. Sebald – ce désordre bouleversant et insensé qu’enfantent les inconnues du passé ; parole à la fois narrative et lyrique, fictionnelle et factuelle, qui s’efforce d’expliquer, mais sans jamais fournir ni réponse ni piste permettant de résoudre l’énigme des musiques entêtantes qui proviennent d’écueils immergés, sur lesquels se jettent nos cœurs émus au-delà du dicible.
(Sabine Huynh, 19 janvier 2023.)
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