Poèmes traduits de l’ukrainien et du russe par Ilya Kaminsky et Katie Farris

Lesyk Panasiuk : Dans les chambres d’hôpital de mon pays – Un poème du dimanche

Les lettres de l’alphabet partent en guerre

se serrant les unes contre les autres, bien droites,  

formant des mots que personne ne veut crier,

des phrases qui sautent sur des mines

dans les avenues, des histoires

bombardées par des missiles.

Un mot ukrainien

est tombé dans une embuscade : par la vitre brisée

de la lettre д d’autres pays regardent comment la lettre i

est décapitée, comment le toit de la lettre м

s’effondre.

La langue en temps de guerre

ne peut être comprise. Dans cette phrase se trouve

un trou—personne ne veut mourir—personne ne

parle. Près du lit d’hôpital de la lettre й

est appuyée une prothèse qu’elle hésite à utiliser.

La lumière passe à travers les déchirures mal recousues

de la lettre ф—on a arraché au doux signe sa langue

suite à un désaccord concernant

l’étymologie du mot torture. Il y a trop d’alphabet

dans les chambres d’hôpital de mon pays, trop, vraiment

trop d’alphabet, guère de place pour une apostrophe ; la peinture

se décolle des murs, nous inondant de mots incompréhensibles

tels les hommes qui, en temps de guerre, refusent de parler.

*

(traduit de l’ukrainien par Ilya Kaminsky et Katie Farris, puis de l’anglais par Sabine Huynh)

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Ludmila Khersonsky : Voyez la queue qui remue le chien

Voyez la queue qui remue le chien.

La langue qui parle l’homme.

Regardez, la pelle fait un trou dans le fossoyeur !

Les pinceaux peignent les artistes sur les murs !

Les hanches remuent le danseur, vous voyez ?

Cette rame déplace tout le monde dans le bateau.

Ne le voyez-vous donc pas ? Voici une tête dont la pensée change un homme en homme.

*

(traduit du russe par Ilya Kaminsky et Katie Farris, puis de l’anglais par Sabine Huynh)

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Serhiy Zhadan : Le premier bombardement aérien

La rue. Une femme zigzague dans la rue.

Pause. Devant l’épicerie

elle hésite.

Doit-elle vraiment acheter du pain ? N’y a-t-il pas – y a-t-il – assez

de pain ?

Doit-elle vraiment acheter du pain maintenant, ou bien –

demain ? –

elle hésite.

Regarde. Regarde son téléphone. Son téléphone. Sonne.

Mère. Elle parle à sa mère : Mère !

sans écouter

elle crie.

Crie devant la vitre de l’épicerie ; à la vitre

de l’épicerie

comme si elle se criait dessus

dans la vitre.

Frappe le téléphone.

Zigzague dans la rue, en criant sur

son invisible – c’est-à-dire impossible –

Mère.

Des larmes. Des larmes face à l’impossibilité

d’absoudre

sa mère. Oublie

le pain.

Oublie. Le pain et tout ce qui vit sur cette verte terre.

Abstiens-toi. Laisse ça. Laisse. Tomber.

Ce matin-là

ça commence. Le premier bombardement aérien.

*

(traduit de l’ukrainien par Ilya Kaminsky et Katie Farris, puis de l’anglais par Sabine Huynh)

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Regina Derieva : La bonne approche

Les anciens ont bien parlé :

brièvement – mais bien.

Leurs pensées étaient dotées d’ailes –

semblables à celles d’Hermès –

les anciens ne se souciaient pas

d’un malentendu possible –

tout le monde les comprenait.

Mais si quelqu’un a un mental faible,

il couchera discrètement avec

une Muse, l’une des neufs.

Et la Muse

en inclinant gracieusement la tête,

lui apprendra.

Elle lui apprendra à continuer à rester

silencieux et silencieux et silencieux.

Et si elle lui permet de parler

il devra s’exprimer en hexamètres.

*

(traduit du russe par Ilya Kaminsky et Katie Farris, puis de l’anglais par Sabine Huynh)

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Aleksandr Blok : Nuit. Rue. Lampadaire. Droguerie.

Nuit. Rue. Lampadaire. Droguerie.

Lumière terne et glauque.

Vivre vingt-cinq ans de plus –

Ce sera comme maintenant. Sans issue.

Tu meurs – et tu repars.

Tout se répétera comme avant :

Nuit. Les ondulations gelées sur le canal.

Droguerie. Lampadaire. Rue.

*

(traduit du russe par Ilya Kaminsky et Katie Farris, puis de l’anglais par Sabine Huynh)

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Les poèmes en anglais ont été publiés respectivement dans The Atlantic, The Nation et Post Road.

Ilya Kaminsky est né et a grandi à Odessa, en Ukraine. Son recueil République sourde a été publié par Christian Bourgois Editeur en février 2022 (édition bilingue, traduit de l’anglais par Sabine Huynh).

Katie Farris est poète et traductrice, elle est aussi la compagne d’Ilya Kaminsky. Son recueil Un filet pour ramasser mon corps dans son entrelacs paraîtra prochainement aux éditions La clé à molette (traduit par Sabine Huynh).

Tel Aviv, 1er mars 2022

Lire aussi : Poèmes d’Iya Kiva : trois poèmes traduits du russe et de l’ukrainien par Talia Lavin, et un poème traduit du russe par Katherine E. Young

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