Chants du voyageur, de Benjamin Guérin

« Je m’en viens du pays des tours effondrées / des cimes égarées / et des langues oubliées » : ainsi s’ouvrent les Chants du voyageur de Benjamin Guérin (éditions de Corlevour, 2019), avec trois vers fortement évocateurs de désastres, et, sans aller plus loin, je n’ai pu m’empêcher de penser à ce pays où j’ai vécu quelques années et que j’ai quitté peu de temps avant l’effondrement des tours. Quand les tours jumelles se sont écroulées, l’épouvante a affolé le monde, et je vivais déjà à Jérusalem, en proie à une autre terreur, à une autre folie : des personnes se sacrifiaient dans des lieux publics et dans les transports en commun, une ceinture d’explosifs autour de la taille. Tout était remis en question, comme s’il fallait à nouveau envisager de partir, loin. Mais où ? La question n’est pas évidente pour qui est dénué d’attaches, de « racines », comme on dit, pour qui l’arbre de l’enfance était un cerisier chétif au milieu d’une pelouse rase et jaunie qui ne donnait que rarement une petite poignée de fruits amers. L’arbre de Benjamin Guérin possède des branches « tortueuses », « comme les nœuds aux doigts d’un ancêtre, / regardant sur sa main les multiples lignes / tracées par l’errance » : le voyage remonte le temps, et qui dit errance dit hésitations, dit balbutiements, égarement de repères et de langues. Repartir à zéro sans pouvoir parler. La traversée du silence, qui est un « manuscrit » muet, écrit « dans la langue oubliée des palmistes », peut prendre très longtemps. Traversée de paysages de hêtres noirs, mer noire, terre noire, disent les encres profondes de Jean-Gilles Badaire, qui accompagnent ces Chants. On comprend que désastres et migrations involontaires peuvent rendre « illettré » et reléguer au statut d’« étranger ». Il y a sans doute plusieurs façons d’entendre ces Chants du voyageur, plusieurs voies qui y mènent, je ne fais que suivre celle que me dictent les premières pages de l’opus, et elle me parle, c’est le cas de le dire, dans plusieurs langues, car rien n’est simple dans l’errance, « Nous y voici, dans cette galère ». Même s’il est vrai que la perte des langues est une confusion, je me pose des questions en lisant ce livre et cette pensée voyageuse qui me semblent osciller entre l’attrait pour les séismes et l’inclination pour le calme de lieux plus communs, entre les tribulations imposées par le destin et le choix d’une balade romantique, où la nature est cet écrin, cette « grotte » protectrice permettant le repos, entre l’impétuosité du « besoin de foutre le camp » et la douceur de l’invitation au voyage baudelairienne que l’on connaît. Dans quel genre de périple ce nomade est-il engagé ici ? Celui de la fuite ? Celui du retour d’Ulysse, le héros que le voyageur « préfère » ? Voyage dans l’espace ou dans l’imaginaire ? Est-ce que partir c’est « se rapprocher de soi. / Fuir le souci / pour l’authentique » ? Le voyageur est-il ivre ou sobre ? Car il existe effectivement une différence abyssale entre partir « chercher à manger ou la gloire », entre « jeter l’ancre » et « quitter la ville », entre « saluer le monde » et l’« affronter ». Les Chants du voyageur, lyriques, ne sont pas sans charme, leurs sirènes sentimentales parviennent à envoûter le lecteur le temps du déploiement d’envolées philosophiques et d’images passablement belles, notamment végétales, quelque peu chevaleresques aussi. Cependant, les anachronismes qu’ils contiennent m’ont troublée (« En voilà fini de l’éden de ces lieux que l’on baise comme s’ils étaient nôtres »). J’ai eu du mal à saisir ce « voyageur », qui ne semble pas savoir non plus qui il est : « un arbre qui s’érige », ou celui qui a « bâti dans la lande / une tour de conquête » ? Celui qui se « heurte au froid », se « heurte aux faims », ou bien « l’enfant » qui ne sait rien ? Ou encore celui qui cherche à faire du feu, qui creuse la terre, qui ensevelit ses animaux morts, qui « perd la voix », qui boit, qui « cultive et prospère », ou qui écrit… ? Tout comme « je est un autre », le voyageur aux chants multiples est ici tous les voyageurs, et quand il tombe, ils chutent tous. Il serait l’humanité ? « Babel s’est écroulée ! », nous rappelle le poème, nous remémorant aussi la dispersion des hommes qui suivit l’effondrement de la tour mythique. « Fable absurde », comme le pensait Voltaire ? La confusion du langage a peut-être donné la poésie, sa portée dépend de l’honnêteté du poème, qui elle-même repose sur les empreintes digitales du poète-voyageur, les lignes à suivre quand on écrit, du moins je le crois. Des Chants du voyageur naissent une myriade de questions, et c’est une bonne raison de lire ce livre. (Sabine Huynh, 16/11/2019)

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