Prendre la mer – 60 sonnets pour les Boat People / Setting Sail – 60 Sonnets for the Boat People, éditions Bruno Doucey, coll. « L’autre langue », parution : mai 2024. Édition bilingue français anglais. Traduction en anglais américain par Amy Hollowell.
Prendre la mer contient 60 poèmes tissés avec la parole de réfugiés vietnamiens, ceux qu’on a appelés les « Boat People », « les gens des bateaux », qui ont fui le Vietnam dans des embarcations de fortune et ont, pour beaucoup trop d’entre eux, perdu la vie en mer. Ces textes sont pour eux, pour honorer leur mémoire.
Prendre la mer est un livre bilingue français anglais. Les poèmes en français de Sabine Huynh sont publiés ici avec leur traduction anglaise, réalisée par la poète franco-américaine Amy Hollowell, qui avait aussi traduit les poèmes de Sabine Huynh figurant dans leur livre à quatre mains Dans le tournant (2019).
Sabine Huynh était l’invitée de Yasmine Chouaki dans son émission En sol majeur, sur RFI, à écouter ici : https://www.rfi.fr/fr/podcasts/en-sol-majeur/20240622-sabine-huynh-sur-le-radeau-po%C3%A9tique-des-boat-people
Voici un extrait de la postface de Prendre la mer :
Sabine Huynh, Prendre la mer – 60 sonnets pour les Boat People, extrait de la postface. Éditions Bruno Doucey, 2024.
Entre la fin des années 70 et le début des années 90, plus de 100000 Boat People vietnamiens sont arrivés au Canada. Jusqu’au début des années 80, environ 4000 d’entre eux se sont installés à Ottawa. Le bilinguisme officiel anglais-français de la capitale canadienne et la proximité de celle-ci avec le Québec ont contribué à mettre en contact sa communauté vietnamienne avec des communautés anglophones et francophones, et a rendre celle-ci trilingue.
De l’automne 2008 au début de l’année 2010, j’étais boursière post-doctorale au laboratoire de sociolinguistique de l’université d’Ottawa et ma recherche portait sur le parler vernaculaire trilingue vietnamien-français-anglais de la communauté vietnamienne d’Ottawa, ce qui m’a conduit à mener de longs entretiens (de plusieurs heures chacun) avec une trentaine d’informants membres de la communauté, pour étudier quantitativement l’alternance de codes linguistiques. Mon post-doctorat comprenait des colloques et la rédaction d’articles scientifiques analysant les données empiriques récoltées.
Ce recueil de poèmes, Prendre la mer, existe nécessairement aujourd’hui parce qu’à l’époque je n’avais eu ni le loisir ni le temps de me pencher sur le contenu narratif des entretiens, qui comportaient des récits bouleversants concernant l’expérience traumatique de la fuite du Vietnam et du régime communiste entreprise par les informants durant les années qui ont suivi la fin de la guerre, souvent à bord d’embarcations de fortune.
Bien des années plus tard, après avoir quitté le monde universitaire, je suis revenue à ces entretiens, qui n’avaient eu de cesse de me hanter. Ces récits de vie étaient des offrandes inestimables et je me devais d’offrir quelque chose à la communauté en retour. J’ai compris la nécessité d’en faire quelque chose de personnel. Mon rapport au monde passant par l’écriture et la poésie autobiographiques, j’ai décidé d’écrire des poèmes, entre fiction et documentaire, pour honorer non seulement les récits qui m’avaient été confiés par les Boat People vietnamiens d’Ottawa, mais aussi toutes les histoires d’exil des réfugiés qui ont dû prendre la mer pour fuir leur pays. Il me fallait trouver une forme poétique qui répondrait aux besoins de mon projet tout en l’agençant, pour me permettre de créer quelque chose d’harmonieux et de mesuré.
Où part ce bateau ? Peu importe où, peu importe
tant que c’est loin de ce drapeau, prendre la mer
sur ce bateau de pêche, partir les mains vides,
les doigts éternellement noués à ceux des êtres
aimés, les yeux scrutant une ligne illisible.
Le vent du nord souffle sa force dans les oreilles,
il peut culbuter le bateau, les eaux sont si profondes.
Que va-t-il nous arriver ? Personne ne sait,
personne après le trente avril ne le sait.
Tant d’ironie la marée de la vie rejette !
Reviendrez-vous nous voir l’été prochain ?
Le flamboyant et ses phénix vous attendront
avec leur couleur de nostalgie inondant
les routes et nous laissant affreusement seuls.
Offrez-nous un horizon où poser les yeux.Sabine Huynh, Prendre la mer – 60 sonnets pour les Boat People, Éditions Bruno Doucey, 2024. Traduction en anglais américain par Amy Hollowell.
Where is this boat going? Who cares,
as long as it’s far from this flag, setting sail
on this trawler, leaving empty-handed,
fingers forever grasping those of loved
ones, eyes peering at an undecipherable line.
The north wind blows fiercely in our ears,
it can topple the boat, the waters so deep.
What will happen to us? No one knows,
no one after the thirtieth of April knows.
How much irony washes up in the tides of life!
Will you come back to see us next summer?
The Flamboyant tree and its phoenixes will await you
their color of nostalgia flooding
the roads and leaving us terribly alone.
Give us a horizon on which to fix our gaze.
La plupart avaient de treize à seize ans
impossible de savoir ce qu’ils pensaient
les petits couraient partout en riant
tous ils avaient vu des choses impensables
le pire : la mère qui ne sait pas où sont
passés ses deux enfants ou celle qui ne
peut pas nourrir le sien ? Il y a aussi
celle qui accouche à bord d’un mort-né
celle au visage charbonné cheveux tondus
pour ne pas être violée par des pêcheurs thaï
le père se battant contre les requins
perdant presque toute sa jambe et l’eau
aussi rouge que le blanc de ses yeux
aussi loin que l’on pouvait voir—l’océan
ce sonnet triste secoué par les tourments
dans lequel l’exil déverse son chagrin.Sabine Huynh, Prendre la mer – 60 sonnets pour les Boat People, Éditions Bruno Doucey, 2024. Traduction en anglais américain par Amy Hollowell.
Most were between thirteen and sixteen
impossible to know what they were thinking
the little ones ran around laughing
all had seen unimaginable things
the worst: the mother who doesn’t know where
her two children are or the one who
can’t feed hers? There’s also the one
who gives birth on board to a still-born
the one with face blackened and head shaved
to escape rape by Thai fishermen
the father battling against sharks
losing nearly his entire leg and the water
as red as the whites of his eyes
as far as we could see – the ocean
this sad sonnet torn by torments
into which exile pours its sorrow.