Toute poésie vraie est inséparable de la révolution.
Michel Leiris
Il s’agit d’un livre stimulant que j’adore, un livre dont je possède l’édition de 2005, et que je traduisais petit à petit en français, tout en essayant d’intéresser des éditeurs, en vain, jusqu’à ce que je montre mes traductions à Philippe Aigrain en 2020, il était alors aux commandes des éditions Publie.net. Quand la nouvelle édition de Revolutionary Letters, augmentée de vingt-et-un poèmes (voir photo ci-dessus), est sortie chez City Lights Books (qui ont publié Diane di Prima, mais aussi Allen Ginsberg et d’autres poètes de la Beat Generation) pour l’anniversaire des cinquante ans de sa parution (le livre a été préparé par la poète mais il est sorti en 2021, après sa mort survenue en 2020), je me suis bien sûr empressée de l’acquérir.
Philippe Aigrain, ayant vécu à San Francisco et ayant déjà traduit un livre des éditions City Lights (Une armée d’amants, de Juliana Spahr & David Buck), a donc souhaité éditer Revolutionary Letters dans ma traduction chez Publie.net et s’est remis en contact avec l’éditeur américain. Les pourparlers, qui ont pris du temps (le covid était passé par là, chaque message envoyé à l’éditeur américain attendait sa réponse pendant un ou deux mois) avaient bien évolué et à l’été 2021, Philippe et City Lights s’étaient mis d’accord sur un montant pour les droits et le contrat était en cours de préparation. Nous l’attendions, lorsque Philippe nous a quittés subitement dans un accident de montagne (en juillet 2021). Puis l’équipe restante de Publie.net a préféré ne pas poursuivre avec ce projet d’édition, à cause de la situation précaire de la maison après la mort de leur directeur.
Je m’étais promis de le mener à bien et de dédier ma traduction à mon ami. J’ai donc continué à traduire le livre et à le proposer à des éditeurs, tout au long de l’année 2022, et je recevais toujours la même réponse : « nous examinons le projet, nous reviendrons vers vous », mais sans donner suite. Peu importe, je n’ai pas baissé les bras.
Je viens d’apprendre tout à fait par hasard (nous sommes début mars 2023 au moment où j’écris ces mots), sur les réseaux sociaux, qu’une petite maison d’édition/galerie d’art marseillaise a publié leur traduction du livre en février 2023 (traduction effectuée par trois personnes différentes). Je ne connais ni cette maison, ni aucun des traducteurs. Vérification faite auprès de la personne avec qui Philippe et moi étions en contact chez City Lights depuis 2020 : elle m’a assuré avoir insisté pour que l’éditeur français me contacte et publie ma traduction, or, je n’ai jamais reçu de message de la part de ce dernier. Mais, bonne nouvelle, me dit-elle : en fait, l’éditeur français ne jouit plus de l’exclusivité des droits depuis le mois de mars 2023. Ainsi, chez City Lights on m’encourage vivement à trouver une autre maison d’édition pour ma traduction. Je vais m’en occuper, tout en poursuivant le travail.
J’ai traduit un peu plus de la moitié du recueil. Je travaille lentement (je traduis beaucoup d’autres textes conjointement) et seule, ce qui tombe sous le sens puisqu’il s’agit de poésie, et je prends le temps de peaufiner. Je ne me contente pas de traduire le sens des mots, car à mes yeux, encore une fois, il s’agit plus de poésie que de messages politiques, même si le contenu est politique, forcément, avec un titre pareil et vu le contexte de l’écriture des poèmes. Par conséquent, la forme, la matérialité de la langue créée par Diane di Prima dans ses poèmes est cruciale et stimule ma créativité. Tout dans le poème lu (et pas seulement ce qu’il dit) concourt pour provoquer un sentiment de joie et d’admiration en moi. Mon travail en tant que traductrice littéraire et plus particulièrement de poésie est de trouver comment faire avec la langue, d’effectuer les bons choix avec les mots et les moyens que j’ai à ma disposition, pour que cette élation se produise également chez les lecteurs quand ils lisent ma traduction. Bon, la plupart du temps c’est sûrement raté et plat, mais je travaille dur pour éviter que le soufflé ne se dégonfle. C’est donc un chouïa plus corsé que de traduire le sens des mots, et ce n’est pas toujours réalisable de la façon dont j’aimerais qu’elle le soit. De plus, il est important pour moi que le tout se tienne, ensemble, comme si chaque poème était l’un des membres d’un corps vivant qui fait des choses, et ce corps est le recueil. Je vois aussi le texte du recueil comme un tissu, un tissage, un tricot, la langue comme le fil, les poèmes comme les motifs. Finalement, il faut que tout résonne à l’intérieur du recueil, qui est une chambre d’échos organique de pensées, de sons et de procédés stylistiques qui servent conjointement une langue poétique vivante. J’aime à croire que c’est ce que tout poète (et ici en l’occurrence Diane di Prima) a en tête lorsqu’il ou elle travaille à la construction d’un recueil.
Bref, je croise les doigts pour que ce projet de traduction qui me tient tant à cœur aboutisse à une publication prochaine, que je puisse exaucer le voeu de Philippe.
LETTRE RÉVOLUTIONNAIRE #1
Diane di Prima. Tr. : Sabine Huynh
Je viens de comprendre que c’est moi qui suis en jeu
je n’ai rien d’autre
à donner en échange, rien à briser ou à brader que ma vie
mon esprit mesuré, ses débris, étalés
sur la table de jeu, je récupère ce que je peux
rien d’autre à fourrer sous le nez du croupier
rien à jeter par la fenêtre, pas de drapeau blanc, juste
cette chair, tout ce que j’ai à offrir, et pour ruser
cette tête pensante, ce qui en sort, mon coup
alors que nous nous faufilons sur ce plateau de go, posant toujours
(nous l’espérons) nos pieds entre les lignes
LETTRE RÉVOLUTIONNAIRE #17
Diane di Prima. Tr. : Sabine Huynh
on devra tous se serrer la ceinture
il n’y aura pas
de cadillac et de maison à trois cent mille dollars
pour tout le monde
tout simplement
la planète ne le supportera pas.
Ce qu’il y aura ce sera assez
de nourriture, assez
de produits « de première nécessité », les produits de luxe
devront passer à la trappe
même les plus pauvres d’entre nous
devront renoncer à quelque chose
pour vivre libres
LETTRE RÉVOLUTIONNAIRE #39
Diane di Prima. Tr. : Sabine Huynh
sœurs, écoutez, le 30 mai j’ai participé à l’une de nos fêtes de la vie
pris de l’acide à Tompkins Square Park avec mes
frères & sœurs
dansé en plein soleil, jusqu’à l’apparition
des étoiles & des flics
qui nous ont encerclés avec leurs bagnoles, alors qu’on était là
à se toucher & à s’aimer, puis je suis rentrée
à la maison & j’ai fait l’amour comme une fleur, comme deux fleurs s’ouvrant
l’une à l’autre, nous étions
la perle dans le lotus, le lendemain toujours raide j’ai erré en ville jusqu’au
Musée d’histoire naturelle & là-bas
dans la salle de la faune péruvienne, des oiseaux
de paradis me sont apparus comme le passé, comme les dinosaures
voyaient les oiseaux s’évanouir de la Terre & avec eux
les fleurs, la plupart des arbres et des créatures de petite taille :
tamias & lapins & écureuils & frêles fleurs sauvages
vu la terre dénudée & pelée, sans superflu, plastifiée & profitable
des hommes nourris hydroponiquement, s’affairant comme des fourmis
pensé sans y penser, sans regrets (j’ai désappris à
regretter)
« DE SI BELLES CRÉATURES
VIVAIENT AUTREFOIS SUR LA TERRE »
LETTRE RÉVOLUTIONNAIRE #100
Diane di Prima. Tr. : Sabine Huynh
LA RÉALITÉ N’EST PAS UN OBSTACLE
refuse d’obéir
refuse de mourir
refuse de dormir
refuse de tourner les talons
refuse de fermer les yeux
refuse de te boucher les oreilles
refuse le silence quand tu peux encore chante
refuse le discours remplaçant l’étreinte
ne considère aucune finalité qui n’est pas
un Commencement
(Tel Aviv, le 8 mars 2023)