Je suis si heureuse de la parution de Vers la mer, de Marielle Anselmo (éditions Unicité, 2023), car cela faisait longtemps que j’attendais le deuxième recueil de cette poète pudique mais généreuse. Le premier, Jardins, était sorti aux éditions Tarabuste en 2009. J’ai pu lire certains des poèmes de Vers la mer il y a plusieurs années dans la revue Terre à ciel, ainsi que dans l’anthologie de poésie pas d’ici, pas d’ailleurs (Voix d’encre, 2012) il y a plus de dix ans, ce qui signifie que sa gestation et sa maturation ont été lentes – la délivrance a mis du temps à venir ; « ego ime », dit la poète dans le recueil : je suis, j’existe, en grec. Le fruit : Vers la mer, ce bel objet sonore et visuel dont je vais tâcher de parler.
Commençons par la série de poèmes des pages 33-35 de Vers la mer, car elle avait été publiée au sein de l’anthologie pas d’ici, pas d’ailleurs. Elle s’ouvre par les mots : « là où j’étais / je suis // disais-je / où je ne suis plus », se poursuit par : « dans le désordre de la vie », et se termine par : « soudain / comme un cri de jouissance // non / les rails ». La narratrice du recueil se révèle être une nomade apatride devenue tellement étrangère à elle-même qu’elle a « déraillé », le corps et l’esprit colonisés, dévorés, par une aliénation impitoyable. Les poèmes de Vers la mer constituent peut-être la parole de la délivrance de cette aliénation, une parole ténue – comme toute parole au sortir du mutisme –, des vers à la silhouette diaphane, remplis de grands blancs, de longs silences – chagrins, errances, doutes, questionnements et réflexions forment les eaux qui portent des vers qui parviennent à serrer le cœur malgré leur caractère elliptique. Vers la mer, clairement écrit à la lisière du silence, n’est pas sans rappeler le travail de délimitation de l’indicible de Paul Celan.
Pas de majuscules dans ce texte, sinon pour les noms de lieux : l’ailleurs est capital pour se reconstruire quand le chagrin a noyé les repères. L’ailleurs, ici, est le Japon, où Marielle Anselmo (née en Suisse, enfance en Tunisie au sein d’une famille d’ascendances italiennes) a vécu dans le passé.
Tenjin Tenjin
penser à changer à
Nakasu Kawabata.
Vers la mer, Marielle Anselmo
La langue secrète de la poète se révèle dans des vers à l’apparence fragile mais au lyrisme solide, se serrant les uns contre les autres au sein de distiques, tercets et quatrains ramassés et précis ; beaucoup de vers, de mots nus, qui voguent seuls aussi ; bouts de bois qui flottent, ballottés par la vie ; allumettes qui s’enflamment et scintillent à la lecture : poésie enfantant des îles et des épiphanies.
s’il y a la mer
je suis sauvée
Vers la mer, Marielle Anselmo
Poésie écrite par touches impressionnistes, imagées – « chemise blanche / cravate noire », « un souper d’algues », « hérons sur une patte », « papillons roses et blancs », « dans la nuit / feux sur la plage », « les haricots », « des gens qui pêchent » –, ou asbtraites – « l’indescriptible de la voix », « l’amour commence là », « écrire vrai », « des sommets de solitude », « la beauté des choses / qui s’effacent » – ; comme des notes éparses dans un carnet d’écriture.
Vers la mer peut se lire comme « un récit de voyage » (cf. la préface d’Alain Borer), je l’ai lu comme le récit en vers d’une errance à travers la nuit et la solitude du deuil – « aveugle / et sourde // dans la langue » – ; récit d’une personne qui après avoir coupé les ponts avec le monde y revient, en s’accrochant aux mots qui lui permettent de le renommer, dans l’apaisement.
maintenant je suis
comme quelqu’un qui dort
et qui cherche sa langue
Vers la mer, Marielle Anselmo
La page est le contraire de la nuit, et en inscrivant sa tristesse la poète la contient, la circonscrit, la rassemble et la sculpte au sein de pages devenues écrins pour des perles de mots qu’elle enfile aux côtés de profonds silences : Vers la mer est un objet visuel autant qu’il est sonore, comme je l’ai dit plus haut.
Le recueil s’ouvre sur trois perles de chagrin (« nuit », « tristesse », « solitude », « Énée », « en moi »), trois petites embarcations faites de branchages sémantiques qui semblent flotter à la surface d’une onde amère.
il fait beau
partout
sauf en moi.
Vers la mer, Marielle Anselmo
Il est question d’un événement survenu il y a « sept ans », de quelqu’un qui est parti, n’est pas revenu. La poète revient sur le « jour / des adieux / sans adieux » et elle écrit « à qui / n’existe plus ». Une page blanche souligne le recueillement que cette révélation demande. La présence du blanc, du vide, saute aux yeux quand on parcourt le recueil.
Le silence est grand, car la poésie est musique, et sans les silences pour la rythmer, la musique ne serait pas. La musique de la poésie de Marielle Anselmo est syncopée, deux vers en peu de mots, silence, trois vers de quelques mots, grand silence, celui de la méditation, mais aussi de la chute dans la solitude.
Dans les bras de qui
tomber
quand il n’y a plus personne
Vers la mer, Marielle Anselmo
Ce n’est pas une question mais un constat. Heureusement, les vers de Marielle Anselmo tissent un filet, ou servent de pitons, courts mais solides, de par leur résonance, amplifiée par le vide qui les entoure, qui est un peu moins une solitude grâce à la poésie.
(Sabine Huynh, 20 janvier 2023.)
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