Sur l’un des murs de ma maison, une petite pousse a vu le jour entre deux pierres : le sort en est jeté, elle va souffrir. Cette pousse n’a pas de jambes, elle ne peut donc pas se déplacer, partir à la recherche d’un meilleur endroit pour vivre, alors que moi, je peux me mettre à l’ombre si j’ai trop chaud au soleil, ou aller m’abriter sous un parapluie s’il pleut averse. Chaque matin, quand je sors de chez moi, je vois la petite pousse coincée entre les pierres et j’éprouve tant de pitié pour elle. Je réalise soudain… que nous sommes assez semblables. Elle est coincée à cet endroit et je suis coincé dans ce temps-ci. Je suis né au vingtième siècle, dans les années trente, et même si je l’avais voulu, je n’aurais pas pu grandir à une autre époque, parmi d’autres images. Je suis d’ailleurs toujours très attaché aux paysages de mon enfance, aux saisons, à la langue que je parlais alors, aux livres que je lisais, et à leurs héros.
J’ai commencé à lire très tôt. J’aimais aller à la bibliothèque et poser les deux questions suivantes à la bibliothécaire : « Y a-t-il des images dans ce livre ? », et si la réponse était positive, je posais la question la plus importante : « Ce livre fait-il peur ? », et s’il faisait peur, je l’empruntais. J’étais tout entier absorbé par les livres, je vivais dans leurs univers. Je ne pouvais pas m’arrêter de lire un livre que j’avais commencé, même pas pour allumer la lumière. Le crépuscule s’installait progressivement et me forçait à me déplacer avec la lumière, d’abord pour m’asseoir près de la fenêtre, ensuite pour me hisser sur le rebord de la fenêtre, et enfin pour me pencher vers l’extérieur, le livre dans les mains, afin de profiter encore un peu de ce qu’il restait de la lumière du jour. Ma grand-mère s’écriait alors avec effroi :
– « Yurek, attention, tu peux tomber ! », et elle courait prévenir ma mère.
– « Maman, allume-la pour moi », je demandais à ma mère.
Elle n’acceptait pas toujours de le faire, contrairement à ma nounou, qui me changeait tant bien que mal pendant que je poursuivais ma lecture. Le livre passait d’une main à l’autre lorsqu’elle m’enfilait les manches. Je ne répondais pas quand on m’adressait la parole, et même si j’avais parfaitement entendu ce qu’on me disait, je faisais comme si je n’avais rien entendu. Excédée, maman devait m’arracher le livre des mains : c’était le seul moyen pour que je réponde poliment aux questions qui m’étaient adressées, et pour que je m’acquitte en vitesse des menues tâches qui m’incombaient. Une partie de mon cerveau était occupée à trouver un moyen pour récupérer le livre, tandis que l’autre s’accrochait à l’intrigue de l’histoire que j’étais en train de lire.
J’étais affreusement jaloux des héros des livres que je lisais. Il leur arrivait toujours plein de choses formidables, des aventures remplies de suspense et de malheurs. Et moi ? Pourquoi est-ce que rien ne m’arrivait jamais ? J’étais obligé de manger et d’aller à l’école. J’avais horreur de l’école. J’étais le cancre de la classe et l’avant-dernier. Je devais faire la sieste en milieu de journée, tandis que mes camarades jouaient au foot dans la cour, et bien sûr, je devais aussi faire mes devoirs. Une autre chose : on me forçait à manger… mais j’arrivais toujours à refiler mon goûter du matin à un autre enfant, c’était déjà ça.
Le premier septembre 1939, la seconde guerre mondiale a éclaté.
Mon père était médecin, il était aussi officier de réserve de l’armée polonaise. Il a été appelé quelques jours avant que tout ne commence. Il est rentré à la maison en uniforme, une longue épée pendue à sa ceinture. J’étais très fier de le voir ainsi accoutré. Grand-mère, la mère de mon père, était chez nous ce jour-là. Je lui ai dit : « C’est bien ça, papa va mourir pour la patrie ». Grand-mère était une juive pratiquante et elle ne considérait pas la Pologne comme sa patrie. Elle m’a couru après pour me donner une correction, mais elle était trop âgée, quoi que probablement plus jeune que je le suis aujourd’hui, et elle n’a pas réussi à m’attrapper, seulement à renverser les soldats de plomb avec lesquels je jouais sur la table, beaucoup d’entre eux se sont brisés.
Papa est parti et nous sommes restés avec maman, mon petit frère et moi. Maman a connu la première guerre mondiale, elle savait donc que lorsqu’une armée étrangère assiégeait une ville, elle commençait toujours par en cannoner la périphérie, c’est pourquoi elle a décidé que nous quitterions notre maison en banlieue pour aller vivre dans la clinique de papa, qui était au centre ville. « Là-bas, les constructions ont des murs épais, des caves profondes, pas comme ici, avec ces maisons neuves qui ne sont que des maisons en carton », disait-elle.
Après que les avions allemands eurent bombardé le centre-ville pendant une vingtaine de jours, un soldat a fait irruption dans la cave qui servait d’abri aux résidents. Il a annoncé que le toit avait pris feu et que tout brûlait autour de nous.
– « Quittez cet abri immédiatement et fuyez ! »
Nous sommes sortis dans le jardin. La maison avait huit étages, de la fumée noire s’en élevait et des étincelles volaient de partout. Nous avons couru jusqu’à la clinique de papa. Grand-père était avec nous. La bonne était assise dans la cuisine. Elle ne descendait jamais à l’abri. Maman lui a dit :
– « Vous devez sortir d’ici, tout brûle”.
– Oui madame, je vais sortir bientôt », lui a répondu la bonne.
Elle voulait sûrement s’approprier des affaires dans la maison, avant que tout ne parte en fumée, et elle était gênée que maman puisse la voir le faire. Elle convoitait peut-être les saucisses pendues au plafond de la cuisine. J’avais demandé à maman pourquoi les saucisses se trouvaient là.
– « À cause des souris », avait-elle répondu.
Maman a pris une bouteille d’eau de cologne. Entre parenthèses, elle s’en est servi plus tard pour essuyer la suie de nos visages. Grand-père s’est emparé de quelques valises où nous avions fourré nos habits d’hiver.
Nous avons couru le long de la rue. Les fenêtres crachaient des flammes. Une maison s’est écroulée derrière nous. Les gens se délestaient de leurs ballots pour courir plus vite. Maman a crié à grand-père, qui était à la traîne :
– « Papa, lâche les valises ! »
Grand-père a refusé de l’écouter.
Une femme en feu s’est jetée de l’étage supérieur d’un bâtiment. Je voulais descendre la rue pour aller voir ce qui lui était arrivé, mais maman m’a tiré de force vers l’arrière, pour ne pas que je regarde. C’est alors que j’ai compris… que j’ai compris que quelque chose était aussi en train de m’arriver, pour de vrai, pas seulement dans les livres : moi aussi j’étais en train de vivre une aventure.
J’ai lu un livre écrit par Al Siebert, un psychologue américain, intitulé « La Personnalité du survivant » (The Survivor Personality), l’une des phrases de ce livre m’est restée : « L’une des qualités les plus importantes chez une personne qui affronte des situations difficiles est la curiosité ». À ma grande surprise, je suis tombé sur la même notion en lisant un livre de Theodor Zeldin que je conseille sans réserves, « Histoire intime de l’humanité » (An Intimate History of Humanity) : « Le meilleur remède contre la peur a toujours été la curiosité ». Je vais citer le passage pour sa fin, très belle : « Ne s’intéresser qu’à son travail, à quelques passe-temps et à une poignée de personnes, engendre trop de trous noirs dans l’univers. Un nouveau phare scintillant de curiosité apparaît à chaque fois qu’un bébé naît et le monde semble à nouveau intéressant ».
J’ai été saisi par l’envie que quelque chose m’arrive aussi en traduisant les écrits de Janusz Korczak. Il y a un peu plus de cent ans, il a publié une nouvelle humoristique dans un journal polonais, elle racontait l’histoire d’une petite fille qui a fait irruption dans le cabinet de son oncle médecin et s’est mise à hurler :
« Rien ne m’arrive jamais… Et je n’en peux plus… Je veux que quelque chose m’arrive, à moi… Une catastrophe, enfin !… Je veux étouffer, je veux mourir de faim, je veux coucher sur de la paille pourrie, manger des concombres avariés, marcher pieds nus, être pauvre, avoir huit enfants orphelins et une mère alcoolique… Mais au lieu de ça, tout le monde se montre tellement gentil avec moi que j’ai l’impression que je vais exploser… Et si je me dispute avec eux, ils deviennent encore plus gentils et ma mère me demande si je veux qu’elle m’apporte quelque chose à grignoter… ».
Un autre auteur polonais a fait remarquer que « la plupart de nos rêves deviennent réalité au bout de longues années, mais ils sont souvent si déformés qu’on ne les reconnait plus du tout ».
Nous sommes retournés à notre maison en carton dans la banlieue. Rien n’avait changé, ni la maison, ni l’école. Cette dernière n’avait ni brûlé ni été détruite. Elle s’élevait à l’endroit-même où elle se trouvait avant que la guerre ne commence. Au bout d’un certain temps, j’ai été obligé d’y retourner.
Un jour, l’instituteur m’a convoqué et s’est adressé à moi sur un ton très sérieux :
– « Yurek, à partir de maintenant tu ne peux plus venir à l’école, tu es juif ».
Je n’en croyais pas mes oreilles. J’étais fou de joie. Maman a pris un professeur particulier et petit à petit, j’ai fini par comprendre à quoi étudier servait.
Un an après la conquête de Varsovie, nous avons été envoyés au Ghetto. Nous y avons passé presque deux ans, avant l’extermination. L’espace réduit du Ghetto était surpeuplé et entouré d’un mur. Famine et peste y sévissaient. Un nombre effroyable de gens périssait, surtout l’hiver. Quant à nous, nous nous en tirions plutôt bien. Les autorités polonaises s’étaient assurées que maman ait un appartement correct parce que papa était officier dans l’armée, et maman avait des bijoux qu’elle pouvait vendre pour acheter de la nourriture au marché noir. Nous n’avions pas faim, mais j’étais déjà devenu gourmand. Cela peut vous sembler étrange, mais un certain nombre de choses se sont améliorées dans ma vie à cette époque. Par exemple, avant la guerre nous ne voyions guère maman. Tous les midi elle partait aider papa à la clinique, ce qui voulait dire que lorsque je rentrais de l’école et que mon frère rentrait de la maternelle, elle était déjà partie. Seules la nounou et la cuisinière étaient à la maison. Dans le Ghetto, durant les deux années qui précédaient l’extermination, seule maman était à la maison. Elle nous faisait manger, nous lavait et nous racontait des histoires de son enfance. Pendant l’hiver, la cuisine était devenue la pièce à vivre car il s’y trouvait un grand poêle à bois et à charbon et il y faisait bon et chaud. Il n’y a pas très longtemps, j’ai acheté un nouvel interrupteur pour notre cuisine à Jérusalem, un interrupteur avec variateur d’intensité, pour pouvoir tamiser la lumière à ma guise. Je me suis rendu compte que lorsque je quitte la cuisine, au lieu d’éteindre la lumière complètement comme avant, j’en baisse juste l’intensité. Du salon, on peut voir la cuisine et sa lumière tamisée. L’autre jour, j’ai soudain réalisé que c’était le genre de lumière que nous avions dans le Ghetto. L’ampoule électrique était très faible et durant les black-out maman allumait soit des bougies, soit la lampe à kérosène. Nous nous asseyions tous les trois autour de la grande table et maman nous lisait des histoires. Le livre dont je me souviens le mieux est Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, de Selma Lagerlöf. La lumière tamisée, la table sous laquelle le charbon était rangé, les héros des livres… toutes les histoires semblaient si réelles, surtout grâce à la façon que maman avait de les lire et à travers les explications détaillées qu’elle nous donnait.
Lorsque j’ai rencontré des étudiants d’université dans la ville de Porto au Portugal, l’un d’eux m’a posé la question suivante : « Est-ce que vous pleuriez tout le temps quand vous étiez dans le Ghetto ? ».
Comment faire comprendre aux gens de partout dans le monde et aussi ici en Israël que durant la Shoah en Europe, qui représente l’enfer sur terre, les gens vivaient. Comment peut-on expliquer à ceux qui pensent que c’est inconcevable que les gens continuaient à rire, à pleurer, à se disputer, à faire des enfants, à blaguer, à se montrer infidèles, à se trahir et à se traiter avec gentillesse… jusqu’à ce qu’ils meurent, de faim ou atteints du typhus, ou assassinés dans les chambres à gaz de Treblinka. J’ai d’abord répondu que je ne pleurais que lorsque maman me donnait une fessée après que je me sois battu avec mon petit frère. Puis je me suis souvenu que ce n’était pas vrai, car je ne pleurais pas, je ne faisais que hurler, pour que les voisins pensent que j’étais maltraité. Pourtant, je me souviens avoir pleuré une fois dans le Ghetto : pour un livre. C’était le jour de mon anniversaire, en février 1941 ou 1942. Maman m’a demandé ce que je voulais comme cadeau et je lui ai dit que je voulais un recueil des poèmes d’Adam Mickiewicz, le plus grand des poètes polonais du XVIIe siècle. Maman était d’accord. Nous nous sommes rendus à la librairie. Le vendeur nous a apporté un volume qui contenait toute l’œuvre poétique d’Adam Mickiewicz : c’était un gros livre à couverture rouge, avec le profil du poète non pas dessiné mais imprimé en relief dessus. On pouvait le sentir sous les doigts.
Maman a demandé :
– « Combien coûte-t-il ?
L’homme a répondu :
– Quinze zlotys.
– Il est trop cher », a-t-elle rétorqué, et nous avons tourné les talons.
Une fois dans la rue, maman m’a regardé et a dit :
– « Mais pourquoi tu pleures, Yurek ? Bon, c’est d’accord, je te l’achète, ce livre ».
Ils ont commencé à assassiner les habitants du Ghetto en juillet 1942. Nous avons emménagé dans une usine qui confectionnait des pièces d’uniformes pour l’armée allemande. Au début, maman était avec nous, puis elle a été assassinée et la sœur de papa, tante Stefania, nous a pris sous son aile. L’usine où nous vivions et travaillions était l’un des rares endroits où se trouvaient encore des personnes en vie. Le Ghetto qui se vidait était parsemé de telles usines. Sur un demi-million de personnes il n’en restait plus que soixante mille, pour le moment. Les Allemands empêchaient la population polonaise d’y entrer. Ils voulaient fouiller chez les gens pour y dénicher des objets de valeur et les envoyer en Allemagne.
À l’époque, ma tante m’envoyait avec deux jeunes gars de l’usine chercher du charbon pour chauffer notre chambre. J’aimais bien partir à la découverte de chambres d’enfant. Si j’en trouvais une qui était bien rangée, j’y cherchais deux choses : des timbres, parce que j’en faisais la collection, et des livres que je n’avais pas encore lus. À mon retour à l’usine, je me disputais toujours avec mon frère parce qu’il voulait la moitié du butin. Pour les timbres, ça allait, je lui refilais ceux qui étaient déchirés ou avaient des défauts, mais les livres posaient problème. Je disais à ma tante que je ne voulais pas qu’il les lise en premier parce qu’il lisait trop lentement. J’avais fini un livre qu’il était encore au milieu du sien et je n’avais pas la patience d’attendre qu’il ait terminé. En fait, ce n’était pas vrai, en réalité je voulais être le premier à rallier les héros des livres à mon armée. En ce temps-là, les livres, ou plus précisément les héros des livres, faisaient partie intégrale de notre vie quotidienne, à mon petit frère et à moi. Nous passions des journées entières seuls, que ce soit dans des cachettes, dans des caves, des greniers, ou bien dans notre chambre à l’usine. Nous jouions à la guerre. Chacun de nous possédait une grande armée et chaque armée était entourée par une bande de généraux qui provenaient des livres. Il nous arrivait de jouer dans le noir, en chuchotant, lorsque nous étions dans la cave ou que nous étions cachés dans le grenier. Chaque personnage disait ce qu’il était en train de faire. D’autres fois, nous jouions en plein jour par terre, dans notre salon, alors que maman et tante Stefa faisaient leurs douze heures de travail. J’étais chargé de tendre l’oreille (ce que je faisais en réalité avec une oreille seulement) pour m’assurer que les policiers juifs ou ukrainiens qui cherchaient des enfants ne nous trouvent pas. Si je les entendais, je devais pousser nos soldats sous le lit et courir me cacher avec mon frère.
Il nous arrivait aussi de jouer avec des soldats de plomb. Si nous n’en avions pas sous la main, tout ce qui pouvait être renversé par une pièce de monnaie faisait l’affaire. Même des pièces d’échec nous avaient servi de soldats. Je les avais récupérées dans des demeures vides mais pleines d’affaires. Les héros de nos livres, qui devenaient les généraux de nos armées, étaient très réels à nos yeux. Ils menaient nos armées lorsque nous étions en guerre, marchaient au pas au combat, et s’amusaient dans les bals et les réceptions que nous donnions en l’honneur de chacun de nous. Je me souviens encore de presque tous les noms. Il y avait les héros de la trilogie écrite par l’écrivain polonais Sienkiewicz, ils se trouvaient dans mon armée et dans celle de mon frère. Il y avait le général Napoléon, le général et capitaine Némo, ainsi que d’autres héros des histoires de Jules Verne ; le général Old Shatterhand et le général Ironhand et d’autres personnages des livres de Karl May. J’avais le général Le Dernier des Mohicans et tout un groupe de généraux des livres de Cooper ; j’avais aussi le général Gordon, pas le pionnier sioniste, bien sûr, mais le général britannique héroïque que j’avais recruté pour mon armée après avoir lu un livre de Sienkiewicz intitulé « In desert and wilderness ». Il a joué un rôle très important dans notre vie, plus tard. Les autres héros qui me viennent à l’esprit pour le moment sont le général Washington et le général Achille. J’en ai voulu longtemps à mon frère de m’avoir piqué le général Robin des Bois. Il a mis la main sur lui non pas après avoir lu le livre, mais après avoir entendu maman prononcer son nom dans une histoire qu’elle nous a racontée. Il s’est soudain levé d’un bond et s’est écrié qu’il était à lui avant que je puisse réagir. Je n’ai jamais réussi à me l’approprier, même en lui proposant de l’acheter avec mon argent, que je fabriquais moi-même. Je n’ai pas réussi à le tuer à la guerre non plus, parce que mon frère trichait et faisait de sorte que ses soldats changent sans cesse d’identité. Il s’y accrochait coûte que coûte et refusait de l’échanger contre quoi que ce soit. Il s’en est aussi tiré en s’appropriant le genéral Moïse, de l’une des histoires de grand-mère. Grand-mère nous racontait des histoires de la Bible. Au fait, j’ai mis la main sur Don Quichotte, mais mon frère a déjoué mes plans en demandant à avoir Sancho Panza, ce que je n’ai pas pu accepter. Cette fois-là, ça ne s’est pas fini en bagarre : j’ai échangé le Passepartout de Jules Verne contre Sancho Panza.
Parfois, au lieu de jouer à la guerre, nous nous contentions de nous disputer sur la force de nos personnages. Nous ne nous disputions pas pour savoir si un lion était plus fort qu’un rhinocéros, ou si une baleine était plus forte qu’un éléphant, mais pour savoir qui remporterait un duel : le général Robin des Bois ou le général Robinson Crusoé ? Le général Hercule ou le général Samson ? Après une dispute épuisante, il nous arrivait de régler le problème autrement qu’avec nos poings : à pile ou face. Au fait, le général Robinson Crusoé est revenu dans ma vie quand j’avais cinquante ans, alors que j’écrivais le livre Une île, rue des Oiseaux.
Maman, du temps où elle était encore avec nous, essayait souvent de me convaincre de lire les livres qu’elle avait aimés enfant, que je prenais pour des « livres de filles », ou bien elle essayait de me persuader de ne pas lire des livres qui faisaient peur. Elle a quand même réussi à me convaincre de lire les livres d’Erich Kästner, même si ses héros n’étaient pas faits pour devenir des généraux. Il y avait également deux livres que maman tenait absolument à ce que je lise, mais que je sous-estimais : Winnie l’ourson et Le Vent dans les saules. Comme je l’ai dit plus tôt, maman nous lisait des histoires durant les longues nuits d’hiver, tirées d’un énorme « livre de filles ». Jusqu’à ce jour, il arrive que mes souvenirs d’elle se mêlent aux souvenirs des aventures merveilleuses du petit Nils et de l’oie sauvage, et cela malgré le fait qu’il ne pouvait pas être général dans nos armées. Au fait, mon frère a appelé son fils Neil.
Il y avait un autre livre que ma mère essayait de me faire lire, c’était le livre Bambi de Felix Salten. Pour lui faire plaisir, j’ai fini par capituler. Une fois dedans, je ne pouvais plus m’arrêter de lire et il est devenu l’un de mes livres préférés. Je l’ai lu et relu, très lentement, jusqu’à ce que je commence à croire que c’était un livre prophétique. La grande chasse ressemblait à la guerre qui faisait rage autour de nous et que l’on a depuis appelée l’Holocauste. Ma mère et moi étions comme Bambi et sa mère. Après avoir traversé la clairière entourée de chasseurs, ma mère fut tuée, comme la mère de Bambi. J’ai aussi été adopté par une tante, bien que la tante de Bambi ne les a pas envoyés tous seuls, lui et son petit frère, en Palestine, à la fin de la guerre. D’autres différences me viennent à l’esprit. Par exemple, le père, qui est apparu devant Bambi et l’a soutenu quand il en avait besoin : je n’ai pas eu un tel père. Nous avons été très déçus lorsque nous avons retrouvé papa en Pologne après la guerre, car il avait reconstruit sa vie et n’est pas revenu vivre avec nous. Il ne l’a fait que sept ans plus tard, après la guerre, mais c’était trop tard, je ne lui pouvais plus lui pardonner. Il vivait là-bas, exerçait sa profession de médecin, s’était remarié. Il a vécu là-bas pendant vingt-cinq ans. À sa mort, je me suis rendu à son enterrement et sa veuve m’a demandé d’identifier le corps, comme cela se faisait couramment. Papa était recouvert d’un drap blanc, allongé sur une table en pierre, le visage exposé et les yeux grands ouverts. Soudain, il était redevenu mon père, comme avant, comme il l’était au début, et j’avais tout effacé et tout pardonné et il était à nouveau le père dont je me souvenais, le père avec qui j’allais faire du bateau sur le fleuve l’été, celui dont je suivais les traces de skis dans la neige étincelante. Il est redevenu la personne que j’aimais tant lorsque nous avancions sous le soleil d’hiver, en traversant les grands champs immaculés de mon enfance.
Les virées dans les maisons et appartements vides du Ghetto désert – monter des escaliers, pousser des portes, à condition qu’elles ne soient pas verrouillées – sont des souvenirs d’enfance inoubliables. Parfois, les logements étaient bien rangés et appartenaient à des gens aisés, d’autres fois ils appartenaient à des gens riches, mais souvent ils étaient exigus et ils sentaient la misère. Il nous arrivait de rencontrer d’autres fouineurs durant nos excursions. Une fois, par exemple, nous avons entendu des bruits de pas. Nous nous sommes mis à courir. Il s’est aussi mis à courir et nous avons entendu un bruit de verre cassé. Nous sommes revenus. Il est aussi revenu. C’était un Polonais qui risquait sa vie pour trouver des assiettes qu’il pouvait revendre. Lui comme nous croyions que les bruits de pas qu’il entendait étaient ceux d’un Allemand. Nous nous sommes excusés parce que ses assiettes étaient brisées. Il a dit :
– « Ce n’est pas grave, j’en ai trouvé assez. J’espère juste que je ne me ferai pas attrapper en rentrant ».
Une autre fois, l’un des gars avec qui j’étais a ouvert la porte d’un appartement. Nous avons chancelé sur le seuil. Le salon était vaste, la table était mise avec de la belle vaisselle et une famille entière était assise autour, des femmes, des hommes et des enfants de tous âges, comme pour la nuit du Séder. Ils étaient tous morts. L’un des gars m’a expliqué en chuchotant :
– « Ils se sont suicidés, avec du poison. Ils ne savaient pas quoi faire, qui sauver, les parents, les bébés…
Et l’autre gars a dit :
– Yurek, tu n’es qu’un petit garçon, il se peut que tu survives à cette guerre. Souviens-toi de ceci : après la guerre, tu dois prendre ta revanche sur les Allemands… »
Et en fait, alors que j’étais déjà en Israël, à l’internat, je gardais toujours une bombe atomique sous mon lit. Le soir, une fois les lumières éteintes, je pensais souvent à cette bombe et je me demandais si je devais la lâcher sur Berlin, la ville du mal, ou non.
Il y a quelque temps, j’ai rencontré des enfants à Berlin. Je crois qu’ils avaient environ dix ans. Ils avaient lu Une île, rue des Oiseaux et au moment des questions ils m’ont demandé ce que cela me faisait d’être en Allemagne. Je leur ai raconté. Je leur ai raconté mes excursions dans le Ghetto désert avec les deux jeunes hommes. Je leur ai raconté la famille qui s’était suicidée et la tâche que le jeune gars m’avait chargé de mener à exécution, qui était de me venger après la guerre. Je leur ai raconté la bombe atomique que je gardais sous mon lit et les pensées qui m’assaillaient avant de m’endormir : jeter la bombe sur Berlin ou pas…
Une petite fille a levé la main et a demandé :
– « Et vous l’avez fait ?
J’ai répondu :
– Non, parce que j’ai pensé qu’à Berlin il y avait aussi des enfants comme mon frère et moi, et des mères comme ma propre mère.
Il y eut un grand silence, puis la petite fille a dit :
– Merci ».
Après l’assassinat de maman, notre tante nous a fait passer clandestinement au côté polonais. Nous nous cachions avec une famille polonaise, dans une petite pièce adjacente au grenier. Nous continuions à jouer à la guerre, bien sûr. J’établissais les règles et je donnais parfois des coups à mon frère, quand il essayait de me gruger. Quand il en avait assez de perdre, il utilisait contre moi une arme infaillible : il annonçait qu’il ne jouerait plus avec moi. Je n’avais personne d’autre avec qui jouer. Il avait aussi recours à un autre tour : il se mettait à crier. Je tâchais de le faire taire en chuchotant aussi fort que je le pouvais et avec une voix qui feignait l’inquiétude : « Chut ! Les voisins vont t’entendre ! ». Il ne se calmait que lorsque je cédais. Ce cinéma a duré jusqu’au jour où le voisin d’en face nous a dénoncés. Nous avons brusquement entendu quelqu’un monter les escaliers. Les pas ne nous disaient rien, nous ne les avions jamais entendus auparavant. Il a frappé en employant notre code secret. J’ai ouvert la porte. Un homme de grande taille est entré. Il portait un manteau de civil, une casquette raide et une canne à la main. Il a traversé la chambre en quatre grandes enjambées et s’est assis sur le lit de mon frère. Il a commencé à lui poser des questions. Nous avions préparé une histoire au cas où cela arriverait, mais mon frère ne répondait pas. J’ai essayé de répondre à sa place et l’homme a dit :
– « Si tu l’ouvres encore une fois, tu vas recevoir une claque.
Il a continué à interroger mon frère :
– Qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi n’es-tu pas à l’école ?
Mon frère restait silencieux. J’ai réessayé de répondre pour lui et j’ai reçu une claque. L’homme a fini par en avoir assez et il s’est tourné vers moi pour obtenir des réponses à ses questions. L’histoire à raconter était simple : papa était officier dans l’armée polonaise et il avait été capturé par les Russes, ce qui était vrai, et nous venions de la ville de Lviv. Maman était à l’hôpital et nous avions étés envoyés au Ghetto par ma tante. Maman était réellement à l’hôpital du Ghetto de Varsovie, c’est là qu’elle a été assassinée.
– « Comment vous êtes-vous rendus de Lviv à Varsovie ?
– En train.
– Comment avez-vous fait pour venir ici de la gare ?
– En diligence.
– Laquelle des deux villes est la plus jolie, Varsovie ou Lviv ?
– Varsovie, bien sûr.
Je m’étais fait piéger.
– Euh non, je voulais dire Lviv.
Il a dit :
– C’est bon, arrête de mentir, je ne t’arrêterai pas.
C’est là que mon frère a finalement ouvert la bouche pour s’écrier :
– Quoi ? Vous ne nous arrêtez pas ? Vous n’êtes pas un méchant ?
L’homme a éclaté de rire. Il a entouré mon frère de son bras et lui a dit :
– Non. Je dirai à la Gestapo que vous êtes des enfants polonais.
Il est resté pensif pendant un petit moment avant d’ajouter :
– Si, je suis un méchant ».
Puis il s’est levé et il a quitté la pièce. J’ai alors demandé à mon frère :
– « Pourquoi est-ce que tu es resté silencieux ?
– J’ai oublié ce que je devais dire.
– J’ai reçu une claque par ta faute. Tu dois me donner Robin des Bois.
– Non. Tu aurais pu te taire aussi. De toute façon, je savais que rien n’allait nous arriver.
– Et comment tu le savais ?
– À cause d’un rêve que j’ai fait.
– Tu l’as fait quand ?
– La nuit dernière.
– Et de quoi tu as rêvé exactement ?
– Qu’on était en train de courir dans la rue avec maman. Le gris et le marron nous donnaient la chasse avec leurs pistolets (il faisait référence à deux agents de la Gestapo habillés en civil, l’un portait un costume gris et l’autre un costume marron, ils nous avaient attrappés lors de notre première évasion du Ghetto et allaient nous fusiller en pleine rue, lorsqu’un officier allemand en uniforme a fait son apparition, leur a interdit de nous tirer dessus et leur a ordonné de nous livrer à la police polonaise). Ils nous ont attrappés et emmenés avec maman à sa chambre, puis le plafond s’est ouvert et Dieu est arrivé ».
– « Dieu ?, j’ai rigolé, et il ressemblait à quoi, Dieu ?
– Il était tout nu, il y avait de la lumière sur son visage, et son corps était recouvert de poils.
– Tu es trop bête. Dieu ? Tout nu et recouvert de poils ?
– Ben quoi ? Dans le dernier livre que la dame nous a apporté, les dieux étaient nus.
– Et les poils alors ?
– Pourquoi ça le dérangerait d’être recouvert de poils ? C’est Dieu ! ».
Un parent qui s’est occupé de nous du côté polonais a découvert l’identité de cet homme – il s’agissait du sergent Żuk, un sergent de la police secrète polonaise – et il lui a envoyé des fleurs. Nous devions quand même quitter les lieux.
Je voudrais ajouter une chose au sujet d’autres livres, des livres pour adultes sur lesquels je suis tombé à deux reprises. J’ai trouvé le premier sur le bureau de ma tante, du temps où elle restait chez nous. C’était avant le Ghetto. Le livre avait une jaquette en papier et la photo de couverture était alléchante : des plongeurs portant masque, combinaison et tout l’attirail – deux hommes et une femme – au fond de l’océan, près d’étranges barrières en métal, sous des bateaux qui avaient jeté l’ancre non loin de là. Les plongeurs poussaient des boîtes remplies de lingots d’or. « Ce livre doit être génial ! », j’ai pensé en le cachant sous mon lit.
Une fois la nuit tombée et mon petit frère endormi, je me suis assis sous la couverture, j’ai allumé une lampe de poche et j’ai commencé à lire. Je me souviens avoir eu l’impression de progressivement perdre pied et de m’enliser dans des sables mouvants, pas forcément à cause du baiser, qui ne me dérangeait pas plus que cela, mais à cause de tout un tas de choses que je n’arrivais pas à comprendre. Il ne s’agissait pas de ce que le personnage principal, un jeune garçon, faisait, mais plutôt de ce qu’il ne faisait pas ! Il ne faisait rien, il n’arrivait pas à exécuter quoi que ce soit, même pas la chose la plus simple. C’était comme s’il était victime d’un sort, comme si ses mains étaient des éponges, comme s’il était une marionnette faite de pâte molle, un gringalet pathétique, et pas le héros d’une aventure se déroulant au fond de l’océan. Je le trouvais insupportable ! Et ce garçon était amoureux de la fille. Elle voulait s’enfuir avec lui et ils ont manqué des centaines d’occasions de le faire parce que le garçon n’était tout simplement bon à rien. Je voulais l’étrangler. Je n’oublierai jamais combien je bouillais de déception, de colère et de frustration, tout en lisant. J’en aurais pleuré. Je lisais et lisais, en vain, rien n’arrivait et rien n’y faisait, même pas les menaces que mes poings adressaient au livre. À un moment, pris de rage, j’ai essayé de déchirer le livre. C’est là que j’ai appris que le papier est bien plus solide qu’on ne le croit. Lorsqu’il y a un grand nombre de pages ensemble, vous ne pouvez pas les déchirer. J’ai commencé à m’attaquer au livre, page après page, ou deux par deux. C’est ainsi que ma mère m’a vu lorsqu’elle a tiré la couverture. J’ai été puni. Maman a racheté un livre à ma tante. Et moi je me suis dit que si c’était ça, les livres pour adultes, eh bien jamais plus l’on ne me reprendrait à en lire ! Mais ce serment ne concernait pas les livres de poésie.
Le deuxième livre, je l’ai déniché dans un appartement déserté, quand nous cherchions du charbon. Il gisait sur une table. C’était un livre mince orné d’une illustration colorée : la silhouette d’une femme, sa tête et ses épaules. Elle ressemblait aux peintures que l’on peut voir sur les livres qui parlent de la Grèce antique. Elle tenait un burin dans une main et des tablettes dans l’autre. J’ai jeté un coup d’œil rapide à l’intérieur du livre : des poèmes. Je m’en suis emparé. Quand je suis rentré à l’usine, maman a vu le livre et me l’a confisqué.
– « Où as-tu trouvé ce livre ?
Je le lui ai dit.
– C’est une poète grecque, Sapho de Lesbos. Tu peux le lire quand tu seras plus grand ».
Le lendemain, quand maman était au travail, j’ai trouvé où elle avait caché le livre et j’ai commencé à le lire. Les poèmes m’ont touché, ils me remplissaient d’émotions que je ne saisissais pas tout à fait. Le pire était que je n’arrivais pas à comprendre ce qui se passait. Je comprenais assez bien le sens des mots, mais je ne comprenais pas ce que certains des vers voulaient dire, surtout ceux qui me procuraient des sensations jusque-là inconnues. Par exemple, il y avait ce vers-ci : « Ses jambes nues enserraient avec ardeur un tronc recouvert d’écorce rêche ». Je m’en souviens par cœur soixante ans après. Au fait, le même portrait de Sapho orne l’un des murs de ma maison aujourd’hui.
Après la disparition de tous les parents, voisins et amis, je me suis inventé une histoire dans laquelle la guerre, les Allemands, le Ghetto, les Polonais, les Juifs… tout cela n’avait jamais vraiment existé. Ce n’était pas la réalité mais juste un rêve que je faisais. J’étais le fils de l’empereur de Chine et mon père l’empereur avait ordonné que mon lit soit placé sur une grande estrade. Il a installé vingt mandarins sages autour de moi, assis. Je croyais que c’étaient des mandarins car ils avaient chacun une mandarine épinglée au sommet de leur chapeau. Mon père l’empereur leur a ordonné de m’endormir et de me faire rêver ce rêve pour que le jour où je le remplacerai sur le trône je sois au courant de l’horreur causée par les guerres et que je ne fasse jamais la guerre. Cette histoire avait beaucoup de succès auprès de mon frère. À chaque fois que quelque chose de désagréable se passait, par exemple quand nous nous trouvions dans une situation effrayante ou menaçante, aux prises avec quelque danger, mon frère me suppliait de lui raconter cette histoire. Je ne pouvais pas lui donner la version courte, comme je le fais maintenant. Je devais lui décrire ce que notre mère l’impératrice portait, le matin, le midi, et le soir, à quoi le trône de notre père ressemblait, combien de serviteurs et de soldats nous avions, combien de palais nous possédions. Et quand nous avions faim à Bergen-Belsen, je devais lui décrire ce que nous mangions et buvions, lors de chacun des dix festins étalés sous nos yeux par les serviteurs tout au long de la journée. Les sucreries étaient parmi ce qui nous manquait le plus, donc dans notre palais en Chine nous ne buvions pas de thé avec du sucre, mais du sucre avec du thé.
L’histoire que je vivais pendant les six années de la seconde guerre mondiale s’est terminée à notre descente du bateau qui emmenait des réfugiés d’Europe vers le port de Jaffa, en Palestine. C’était en septembre 1945. Nous sommes arrivés seuls, mon petit frère et moi, mais tout de même accompagnés de nos soldats et généraux. Des groupes d’enfants juifs provenant de diverses organisations juives d’Europe se trouvaient sur le même bateau que nous. Ils étaient venus bien organisés, en compagnie d’enseignants et de conseillers. Mon frère et moi ne faisions partie d’aucun groupe. Après avoir passé deux semaines dans le camp de transit qui servait à l’accueil des réfugiés, les organisateurs ont rassemblé tous les enfants et les ont fait se tenir debout à l’entrée d’un vaste hall dans lequel étaient disposées des tables pour chaque parti : de gauche, de droite, laïque, religieux, ultra-orthodoxe, etc. À l’entrée, chaque enfant devait donner le nom du parti auquel il appartenait à un homme se tenant près de la porte, il était alors dirigé vers la table qui correspondait à la section éducationelle de ce mouvement. Tous les enfants connaissaient le nom de leur parti, pas nous. Nous ne savions même pas ce qu’était le sionisme et nous ne savions certainement pas à quel parti nous étions censés appartenir. J’ai dit à l’homme qui se tenait près de la porte et qui parlait le polonais :
– « Donnez-nous un parti, peu nous importe lequel.
L’homme a répondu :
– Je ne peux pas faire ça, tous les partis veulent des enfants, c’est vous qui devez choisir.
– Bon, d’accord. Quels partis y a-t-il ? »
Il a commencé à nous dresser la liste des différents partis. Ils avaient tous des noms étrangers qui sonnaient bizarre parce qu’ils étaient dans une langue que je ne comprenais pas. Soudain, je l’ai entendu prononcer le mot « Gordonia ». J’ai poussé mon frère du coude.
– « Tu as entendu ça ? Le général Gordon, de mon armée ! »
C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés en pension dans un kibboutz d’Emek Israël qui était affilié au parti Gordonia.
Il y a quelques années de cela, à Londres, j’ai marché le long de la Tamise jusqu’à ce que je trouve la statue du général Gordon, le héro de Khartoum. Je me suis fait prendre en photo avec lui.
Uri Orlev
(Traduit de l’hébreu par Sabine Huynh en 2013.)