« Je cherchais aussi des chambres d’enfants bien rangées » – Uri Orlev

Le collectionneur se plaît à susciter un monde non seulement lointain et défunt mais en même temps meilleur

Walter Benjamin, «Paris, capitale du XIXe siècle», 1939
Mon cher ami Uri Orlev.

Tel Aviv, le 4 mars 2012

Cher Uri,

Quelle joie d’avoir fêté ensemble à Jérusalem tes quatre-vingt-un ans samedi dernier, toi qui es né à Varsovie, qui as survécu au Ghetto, puis survécu au camp de concentration de Bergen-Belsen, où tu as été détenu à partir de l’âge de douze ans. Aujourd’hui tu écris, traduis et collectionnes, encore et toujours, et comme chez tout écrivain-collectionneur, chez toi l’écrivain et le collectionneur ne se distinguent pas. Comme tout collectionneur, tu es tenace, créatif et subversif, puisque tu insuffles une nouvelle vie aux objets que tu conserves amoureusement, et que tu les élèves au rang de reliques.

Je te traduis depuis ces dernières années : te traduire éclaire mon existence. Quelqu’un m’a récemment fait la remarque suivante après m’avoir entendue dire que je m’apprêtais à traduire un autre de tes livres : « Tu les collectionnes ! ». Cela doit être ça, oui, comme toi, je collectionne, en m’attachant. Je collectionne les traductions de livres et de textes qui ont été écrits sur et pendant la Shoah. Il n’y a presque plus que cela qui m’intéresse aujourd’hui. Les textes écrits dans la Shoah aussi, comme ton dernier livre en date paru en France : tes magnifiques Poèmes écrits à Bergen-Belsen en 1944 (éditions de l’éclat, 2011). As-tu conscience, malgré l’immense modestie qui est tienne, qu’il s’agit d’un livre-relique, aussi rescapé des camps que son auteur ? Je n’arrive toujours pas à croire que tu as d’abord écrit ces poèmes sur des planches arrachées à des châlits, avant de les recopier de ta plus belle écriture d’enfant de treize ans dans ce petit carnet de poche, qui tient dans le creux de ta main et que tu as toujours d’ailleurs, carnet sacré que tu m’as montré un jour : soigneusement emballé dans une grande feuille de plastique transparent, tu as miraculeusement réussi à le sauver de l’annihilation.

Je me suis alors souvenue d’un tableau de l’artiste allemand Anselm Kiefer qui m’a fait froid dans le dos : j’y ai vu des livres gris cendre expirer le long des sillons secs et anguleux d’un champ à jamais stérile. Ton livre, que dis-je, tous tes livres et tes témoignages sont à mes yeux des textes sacrés, des reliques linguistiques, ou shéymes. J’ai appris que ce terme, que tu ne connais peut-être pas, puisque tu ne parles pas le Yiddish, provient de l’hébreu shémot « noms » et qu’il est employé en Yiddish pour désigner des textes et des livres à caractère religieux et sacré qui sont abîmés, et qu’on destine à être enterrés dans un cimetière, comme on le fait avec des êtres vivants (cf. The Joys of Hebrew, par Lewis Gilnert, Oxford University Press, 1992).

Quelques-uns des livres d’Uri Orlev

Il y a environ deux semaines, je t’ai envoyé un e-mail pour te demander ce que tu collectionnais de nos jours, car je savais que tu collectionnais beaucoup d’objets, ainsi que des livres et des articles de journaux, mais je n’étais plus sûre de quelles collections tu t’occupais encore, et lesquelles tu avais délaissées. J’ai traduit ta réponse en hébreu vers le français, comme j’aime le faire avec la plupart des textes de toi que tu me confies, histoire de mieux les préserver.

Jérusalem, le mardi 21 février 2012 à 20h42.


Les Collections


Ma chère Sabine,


Quand j’étais adolescent, et ce jusqu’à l’âge de vingt-et-un ans environ, je collectionnais les timbres-poste. Je me souviens de ceci : durant la période de la destruction du Ghetto de Varsovie et de l’extermination de ses Juifs (j’avais alors douze ans), nous partions souvent avec deux autres gars à la recherche de charbon, pour chauffer la chambre où nous vivions, dans une usine qui appartenait aux Allemands. Pour ma part, en plus du charbon, je cherchais aussi des chambres d’enfants bien rangées. Quand j’en trouvais, j’y cherchais des livres que je n’avais pas encore lus, ainsi que des timbres-poste. J’ai tout vendu avant notre fuite du Ghetto, avant notre passage au côté polonais, à des enfants que j’avais rencontrés dans la cour, et avec cet argent j’ai acheté des cigarettes pour ma tante (maman n’était déjà plus en vie).

Une fois en Palestine, je me suis remis à collectionner les timbres-poste et j’ai réussi à former une belle collection. Quand j’ai obtenu la permission du kibboutz où je vivais d’aller suivre des cours en auditeur libre à l’Université Hébraïque de Jérusalem, j’ai vendu ma collection pour pouvoir faire des emplettes à l’épicerie, dans les magasins, etc.


En 1985, juste après la mort de papa (qui est survenue à Haïfa), j’ai trouvé chez sa femme et lui des pièces de monnaie qui faisaient partie d’une collection de mon frère (il s’agissait des doubles), et j’ai commencé à les collectionner moi aussi. Je m’intéressais surtout à celles émises au vingtième siècle, mais si je tombais sur des pièces plus anciennes, je les gardais aussi. J’ai arrêté de les collectionner il y a environ cinq ans, et je n’ai pas vendu ma collection. Aujourd’hui, j’ai quatre-vingt-un ans.


J’ai une faiblesse pour les jouets miniatures et si je tombe sur quelque chose qui me plaît, je le garde. Les petits soldats en étain ou en plastique, les voitures et les poupées minuscules… Je possède aussi des jouets anciens et mes petits enfants me demandent toujours de leur ouvrir le tiroir où ils sont rangés. J’en ai aussi des neufs. Par exemple, mes petits enfants m’ont offert des pirates (surprises des œufs en chocolat Kinder) et je les ai collés sur le rebord du plateau de sortie rabattable de l’imprimante de mon ordinateur. Les pirates montent la garde et empêchent les feuilles imprimées de voler en tous sens et de tomber par terre.


Je possède également une collection très petite, bien qu’elle soit unique au monde, d’emballages de chewing-gums où figure le portrait des ministres du tout premier gouvernement d’Israël. Il s’agissait d’un gouvernement temporaire, avec entre autres Golda Meirson (notre ambassadrice en Union soviétique) et le ministre des affaires étrangères Moshé Shertok, avant qu’ils ne changent leur nom.

J’ai aussi une immense collection de photos de famille que je colle dans des albums. Je me suis occupé de cette collection-là tout au long de ma vie et je continue à le faire, même si parfois j’hésite et je me demande si je ne devrais pas laisser les photos dans mon ordinateur.


J’ai également une petite collection de pierres, très jolies, en provenance d’Allemagne. Elles m’ont été offertes après l’une de mes rencontres avec des élèves allemands à Berlin (il est très important pour moi de rencontrer des élèves, des étudiants, ainsi que des personnes plus âgées, et cela en Allemagne tout particulièrement). Beaucoup d’émotion sont générées par ces rencontres. Nous sentons qu’elles représentent des expériences traumatisantes pour les deux côtés, pour moi la victime et pour eux les descendants de la génération qui a vécu à cette époque-là. J’ai raconté à ces élèves d’école à Berlin comment j’avais quitté l’Allemagne en train, après la guerre, en 1945. Nous nous trouvions sur la frontière entre l’Allemagne et la Hollande. Je suis descendu du wagon et j’ai craché sur ce sol maudit en jurant que mes pieds ne le fouleraient plus jamais. Ensuite je me suis baissé et j’ai ramassé un caillou tout simple, en souvenir, et je l’ai mis dans ma poche. Après cette rencontre avec les élèves de Berlin, lorsque je suis rentré à l’hôtel tard dans la nuit, à la réception, un employé m’a remis un tout petit panier, de la taille de la main d’un enfant en classe de CP. Il contenait un assortiment de pierres minuscules d’une grande beauté : quartz rose, aventurine, calcédoine, crystal, hématite, etc. L’enseignante des enfants que j’avais rencontrés ce jour-là m’avait laissé ce petit panier, mais sans laisser son nom.


Bien sûr, je conserve toutes les lettres que les enfants m’envoient après avoir lu mes livres, d’Israël et d’autres pays. J’en ai quelques centaines. Parmi elles figurent des lettres particulières d’une classe de cinquième d’un collège allemand. L’enseignante avait suggéré aux élèves d’écrire une lettre à Hitler en la faisant commencer par les mots « Führer, mein Führer » (« Führer, mon Führer »). Je joins l’une de ces lettres à ce courrier.

Et puis je dois aussi mentionner cette collection de petites « têtes de bergères » en fonte qui servent à maintenir les volets bloqués face au vent. Elles ont été introduites en Israël durant les années vingt, de France, peut-être en même temps que les tuiles de Marseille. Je les ai trouvées sur des sites de démolition de vieilles maisons.

Il est aussi vrai, Sabine, que je conserve les critiques de mes livres et les articles qui ont été rédigés sur eux ou sur moi, mais cela n’en fait pas des collections, à mes yeux. Il s’agit d’archives en fait, et j’en ai d’ailleurs envoyé une grande partie à l’Université Northwestern (Evanston, Chicago), lorsque des représentants des archives de cette université m’en ont fait la demande, dans le but de conserver mon travail.


Sabine, tu sais que tu peux faire ce que tu veux de ce texte-ci.


Affectueusement,


Uri

Lettre d’Uri Orlev à Sabine Huynh datée du 21/02/2012.
Chewing-gums © Uri Orlev 2012.
« Lettre à Hitler » (écrite par un élève d’une classe de cinquième d’un collège allemand) © Uri Orlev 2012.
Les mains d’Uri Orlev, les têtes de bergères, et les albums photos (Jérusalem) © Sabine Huynh 2012.

Cher Uri,

Je relis ta lettre et je pense à toutes les collections – et les vies – interrompues des Juifs du Ghetto de Varsovie. Je vois la main levée d’un enfant en classe, retenant son souffle, curieux, désirant poser une question, essayer une réponse, entendre le son de sa voix, connaître la suite ; un battement de cœur suspendu, une main levée à jamais. Je vois aussi les appartements en désordre, abandonnés, les chambres à coucher vides, les chaises où personne ne s’assit plus jamais.

Tu as pris le relais des collections des disparus, contribuant à ce qu’elles ne sombrent pas dans l’oubli. Tu as même rendu la vie à certains de ces objets en les rendant utiles coûte que coûte, en les « asservissant », certes, comme dirait Walter Benjamin, mais en les honorant aussi. Finalement, ta maison est un autel dédié à la mémoire des disparus : chaque objet, chaque pierre, chaque livre, posés là – ancrés chez toi – pour les honorer et rappeler le poids de leur absence. Alors que d’autres posent des cailloux sur la tombe des défunts, toi, par défi, tu es descendu du train et tu as craché sur la terre allemande, avant de ramasser un caillou que tu as empoché.

Tes collections sont là pour durer : elles forment l’ubac de la dispersion, de l’exil forcé, de la disparition. Dans l’un de tes livres, je ne me souviens plus duquel, ni pourquoi, tu as parlé d’hommes avec un cœur de fer. Les objets de tes collections ont tous un cœur d’homme, et en ton sein, comme ton nom hébraïque, Orlev, nous le dit, bat un cœur de lumière.

Dans le Ghetto de Varsovie, à l’âge de douze ans donc, tu partais à la recherche de « chambres d’enfants bien rangées ». Au milieu de l’extermination, je t’imagine pénétrer sur la pointe des pieds dans ces îlots de quiétude, que tu habitais le temps d’un instant. J’aime à penser que tu t’y émerveillais, que tu y touchais et y adoptais des objets orphelins, en t’autorisant à redevenir l’enfant que tu avais été, lorsque tu avais encore une mère. Tu reprenais des collections interrompues, que tu continues jusqu’à ce jour, en quelque sorte. J’aime à croire que l’adoption des objets (et leur sauvetage des flammes) opérait un rituel magique grâce auquel l’âme de leurs jeunes propriétaires était sauvée : leur néfesh ou néshama (ces deux mots si doux à mon oreille pour dire « âme » en hébreu) – leur force vitale et lumineuse – était ainsi recueillie dans un livre ou un jouet. Tu n’avais finalement pas besoin de les emporter avec toi pour les sauver des flammes : les toucher ou les embrasser du regard suffisait à les sacraliser et à les consacrer.

Je me dis que la contemplation de ces objets t’a probablement procuré la paix et le réconfort que tu recherchais inconsciemment alors, et par la suite, leur souvenir a pu être un lieu de recueillement, au sein d’une chambre d’enfant bien rangée : une chambre qui ne portait pas l’empreinte du chaos et de la destruction, une chambre, et une enfance, (presque) intactes.

Avec toute mon affection,

Sabine

Des pierres pour ne pas oublier leur cœur de lumière © Sabine Huynh 2012.

Cet article a été commandé par le magazine Inferno en 2012 et publié dans ses pages sous le titre « Je cherchais aussi des chambres d’enfants bien rangées » (Uri Orlev).

J’avais découvert que j’aimais écrire des poèmes, je ne sais pas pourquoi, ça me faisait du bien, alors je le faisais.

Uri Orlev, dans une conversation avec Sabine Huynh autour des poèmes qu’il écrivait quand il était enfermé au camp de concentration de Bergen-Belsen à partir de l’âge de 12 ans, des poèmes que Sabine Huynh a traduits et qui ont été publiés aux éditions de l’éclat. Cette citation a été reproduite dans un dialogue entre Uri Orlev et Sabine Huynh intitulé « Écrire caché », publié par la revue La Moitié du fourbi, au sein du numéro 1 : « Écrire petit » (février 2015).
Le carnet de poche dans lequel Uri écrivait à l’âge de douze et treize ans au camp de Bergen-Belsen © Uri Orlev 2014.

Tout ce que je sais, c’est qu’il n’y a pas, à mes yeux, de façon adulte de parler de ce qui m’est arrivé. Je ne peux y penser que de la façon dont les enfants voient les choses, avec une attention accrue pour toutes sortes de détails étranges, certains étant drôles et d’autres émouvants, des détails qui peuplent les souvenirs des enfants et auxquels ils peuvent se confronter sans problème. Cette façon me convient à moi personnellement (mon cerveau l’a élue), façon que je n’ai pas consciemment choisie et qui s’est juste produite comme ça.

Uri Orlev, dans un dialogue entre Uri Orlev et Sabine Huynh intitulé « Écrire caché », publié par la revue La Moitié du fourbi, au sein du numéro 1 : « Écrire petit » (février 2015).

Sur l’un des murs de ma maison, une petite pousse a vu le jour entre deux pierres : le sort en est jeté, elle va souffrir. Cette pousse n’a pas de jambes, elle ne peut donc pas se déplacer, partir à la recherche d’un meilleur endroit pour vivre, alors que moi, je peux me mettre à l’ombre si j’ai trop chaud au soleil, ou m’abriter sous un parapluie s’il pleut à verse. Chaque matin, quand je sors de chez moi, je vois la petite pousse coincée entre les pierres et j’éprouve tant de pitié pour elle. Je réalise soudain… que nous sommes assez semblables. Elle est coincée à cet endroit et je suis coincé dans ce temps-ci. Je suis né aux XXe siècle, dans les années 1930, et même si je l’avais voulu, je n’aurais pas pu grandir à une autre époque, parmi d’autres images.

Uri Orlev, dans un dialogue entre Uri Orlev et Sabine Huynh intitulé « Écrire caché », publié par la revue La Moitié du fourbi, au sein du numéro 1 : « Écrire petit » (février 2015).
Uri Orlev et Sabine Huynh. Librairie Tschann, Paris © Yaara Orlev 2011.

Mise en ligne : 26/07/2022, le lendemain de la mort d’Uri Orlev à Jérusalem. Uri était âgé de 93 ans. Il est né le 24 février 1929 à Varsovie, en Pologne. Sur ses papiers officiels, il est écrit qu’il est né en 1931. Il m’a dit que sa tante Stefania Orlowska l’avait rajeuni de deux ans afin qu’il pût obtenir un peu plus de nourriture au camp.

La lettre qu’Uri m’a envoyée en hébreu a été publiée le 28/07/2022 dans le journal Israel HaYom, grâce à l’éditeur Omer Lachmanovitch, que je remercie.

Si vous avez tout lu jusqu’ici, vous méritez de lire aussi ce texte dont Uri m’avait confié la traduction de l’hébreu au français il y a une dizaine d’années : « Une enfance vécue dans les livres« .

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