Enheduanna La femme qui mange les mots, de Denise Le Dantec

Il y a un an paraissait Enheduanna La femme qui mange les mots, de Denise Le Dantec, dans la collection Cordelle de l’Atelier de l’agneau (février 2021), accompagné de dessins de Liliane Giraudon. J’ai attendu d’avoir le temps de me délasser l’esprit pour plonger dans ses pages très denses, sachant que la poésie de Denise Le Dantec est comme l’eau d’un lac féérique, douce, vivifiante, à la température parfaite, et qu’une fois que l’on s’y baigne, on ne veut plus en sortir, et pourquoi vouloir sortir de la grâce ; même tourbillonnante ? Je suis partie chercher le calme de la neige en Galilée du nord cette semaine, et je n’ai emporté avec moi que deux recueils de poèmes, dont celui de Denise Le Dantec (l’autre étant Épissures de Francesco Pittau). Enheduanna La femme qui mange les mots s’est bien accordé à la paix intérieure que je ressentais en traversant des paysages voluptueux d’une beauté à couper le souffle : pâturages vert sombre parsemés de roches allant du gris à l’ocre en passant par le brun et saupoudrés de givre, montagnes noires couronnées de mousse et auréolées de nuages cotonneux, végétation sculptée par le gel saisonnier, le S élancé des cigognes blanches se régalant au sol et le V formé par les hirondelles volant bas.

Avant même de savoir qui était « Enheduanna » (littéralement « grande prêtresse ornement du paradis », princesse, prêtresse de la lune, astronome et poète ayant vécu en Mésopotamie ancienne en 2300 av. J.-C. et connue comme étant « la première dans l’histoire des hommes à avoir écrit« ), j’ai senti en commençant à lire les poèmes de Denise Le Dantec que l’attention était portée vers quelque chose de sacré, et que le sacré pouvait tout aussi bien être « une poudre d’étoiles » que « ta bouche… l’eau de ta voix », « des écailles de hareng » ou l’acte d’ouvrir une fenêtre, élevé dans le texte par les caractères gras.

Dès le premier poème, « un chemin vert », « un homme » qui « marche au soleil », des « œufs au thé », « 3 peupliers » et « un cheval » sont mis sur le même plan, créant un collage d’images et introduisant le procédé poétique sur lequel ce texte reposera pour rendre audible une voix dont on sait si peu en définitive. Je suis bien incapable de relier les vers de Denise Le Dantec à ce qui a été écrit sur et par cette princesse originaire de la cité d’Ur, au royaume de Samarie, si j’ai bien retenu, mais je puis néanmoins savourer le dépaysement engendré par des mots comme « sept cornes / un dais / un monticule de vignes   éclatant », qui transportent en terre biblique, et l’emploi de l’anglais (et même de l’allemand, « Sudelbüch ») qui confère au poème un je-ne-sais-quoi de très moderne et de « Beat » : « Your princess is on the pure horizon », « Cuba jewel », « Dinner Party », « luster », « rainbow », « gate », « I shall give free vent my tears », « sweet beer », « and kill the / darlings ! ».

Denise Le Dantec annonce : « Je peux offrir un jardin », et « je donne naissance à des fleurs » : de cela nous sommes convaincus depuis des années, depuis que nous lisons la poésie et admirons l’œuvre picturale de cette amoureuse de l’horticulture. Chez elle, l’observation minutieuse va de pair avec l’action de créer : « Les bourgeons sont ouverts / (mon crayon aiguisé) ». Mais que l’on ne s’y trompe point, malgré le « petit moineau » chanteur et les « tourterelles », rien de fleur bleue ou de romantique dans le monde d’Enheduanna livré par la poète, avec ses néons et ses chandelles fluo éclairant des fourmis dormant « genoux pliés », « dans une odeur de diesel brûlé », ainsi que ses comptages précis (« 3 peupliers », « 500 fils », « 6 pouces »), sans doute pour rappeler qu’en plus d’être poète, Enheduanna, prêtresse de la lune, était aussi une femme de sciences.

La lecture de ce texte déconcerte et désoriente, mais à qui ne se soucie pas d’être décoiffé et ose se laisser emporter, elle offre plus d’un frisson : ses premiers poèmes oscillant entre la comptine et le rêve renferment des images apocalyptiques, lesquelles, associées au vers « Les nuages ont des pantalons », me rappellent un texte que j’ai traduit, Sue in Berlin, de Carla Harryman, rempli de nuages et de pantalons  (« S’envolent. Des vêtements s’envolent. Des / manches s’enroulent autour de nuages, les sanglant, les traînant. Des jambes de pantalon / attachées à des manches traînant des manches / traînant des nuages » : Sue à Berlin, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, Carla Harryman, 2018).

Il y a quelque chose d’enivrant dans cette série de poèmes où se déversent rivières, vin et bière, quelque chose qui finalement se révèle comme étant de l’amour : « Ici l’amour est possible », dit la poète, avant de répandre une ribambelle de prénoms féminins dans laquelle je lis ceux de : Louise Glück, Emily Dickinson, Colette, Gertrude Stein, Lorine Niedecker, Marguerite Duras (ou Yourcenar), Liliane Giraudon, Monique Wittig, Marina Tsvétaïéva, Sylvia Plath, Ingeborg Bachmann, Denise Levertov, Adrienne Rich, Anne Sexton, Virginia Woolf, Simone Weil, Nelly Arcan, Violette Leduc, Marceline Desborde-Valmore, Susan Howe, Hilda Doolittle, Sappho, Anna Akhmatova, Friedericke Mayröcker, Rachel Bluwstein, Annie Ernaux, Xavière Gauthier, Antoinette Fouque, entre autres… Sans compter la poète suprêmement libre Mina Loy, qui est citée par Denise Le Dantec, pour rappeler que l’égalité homme-femme n’est qu’un « pathétique boniment ». Ces femmes toutes enfantées par Enheduanna, et toutes elles nous ont enfantées. Bien sûr, on peut extirper des noms différents de ce paragraphe de prénoms mis bout à bout et sans espaces, d’ailleurs je crois que le fait de ne donner que des prénoms laisse libre de décliner les noms d’écrivaines que l’on voudra, tandis que l’amalgame dénonce le mélange dans le même sac, la confusion, l’incompréhension, la horde, le sentiment de menace, le bloc, le mur, le refus de considérer chaque femme qui écrit à sa juste valeur et avec ses particularités propres. Cependant, Denise Le Dantec le reprend au compte des femmes et, tel que posé au cœur de son texte, cet entremêlement est davantage une suite infinie de sœurs aînées, un tissage de forces, des mains serrées. Chaque femme qui écrit aujourd’hui doit quelque chose aux femmes qui ont écrit avant elle.

« C’est dans ta tête qu’est ton corps », « l’amour n’est pas / du corps / l’amour est des corps // This Is My Body, My Body Is Your Body, My Body Is the Body of the Word ». Ces vers me rappellent ce que Françoise Clédat a écrit dans le numéro 7 de la revue Panthère Première (automne 2021) : « Je ne me résume pas à mon corps. Ma féminité est dans ma tête. » Puis elle se remémore le début de l’un de ses textes intitulé Le corps de la lettre (1999) : « On ne sait pourquoi écrire fut premier […] On ne sait pourquoi écrire est le nom qu’a pris le désir quand pour la première fois il s’est connu désir. »

Tant que toi et moi aurons voix pour entonner des chants dans le pourpre noir du cosmos…
L’amour est du point du jour le diamant noir de pierre mais de facettes brillantes
Qu’éveillent les extases
 
 
… Il est presque trois heures de l’après-midi
 
tu es là, près de moi   les mots poussent comme des feuilles sur les branches des arbres

Enheduanna La femme qui mange les mots, Denise Le Dantec

Le surréalisme de cette création apparemment décousue ne saurait dérober les lignes de sens qui l’innervent, ainsi, d’un poème à l’autre, les « lignes manquantes » et « fragmentées » sont « brindilles » qui coulent comme « la rivière dans ton sommeil », larmes et pluie qui ruissellent dans un songe réveillant la dormeuse, « lignes flottantes » de « syllabes miroitantes » et de « mot[s] mouillé[s] » qui forment une voix au bruit d’eau « dans les oreilles de l’assoiffé ». Les « écailles de hareng » renvoient aux « écailles des barques » et au désir de partir. Les chevaux sauvages (« à capuchon blanc »), rencontrés ci et là, dorment ou dévorent la lumière. Le chemin du poème liminaire est « déplié vers la rivière », le taxi et le « bus 23 » traversent le texte (où vont-ils ?), et un petit moineau pépie de poème en poème d’une manière de plus en plus insistante. La fenêtre que l’on a ouverte l’est restée tout au long du poème et il s’avère que la femme qu’elle encadre se trouve autant « à la fenêtre de l’univers » qu’elle est elle-même fenêtre et univers, du moins c’est ainsi que je vois les choses, surtout à la lecture du vers « la femme met du rouge à la lèvre du cosmos » : le cosmos est féminin ou il ne sera pas, l’étourneau étant « étournelle », Enheduanna mère de tous les auteurs. « My Body Is the Body of the Word » : « the Word » c’est le mot, « the World » c’est le monde, à une lettre près. Le mot prend une aile pour s’élancer à travers le monde.

Au fil de ce texte charnel qui s’ouvre comme un fruit mûr se produit la métamorphose d’un songe criard en un jardin où corps féminins amoureux et fertiles, fleurs et nourritures terrestres, exhalent douceur et fraîcheur, où « les étoiles sont dans les plis » des feuilles, où les fleurs dansantes dessinées par Liliane Giraudon – les « phacélies » du « merveilleux champ » ? – s’offrent, sœurs siamoises, en bouquets de pistils, corolles et pétales au bout de tiges figurant des chemins qui mènent tous… au « calice du salut » : le sacré. Écrire l’amour, l’amour des corps, c’est comme faire l’amour dans un jardin, et manger les aliments en les aimant c’est les embrasser ; « manger les mots » c’est écrire et c’est embrasser. Enheduanna La femme qui mange les mots est un grand texte poétique incroyable et caressant de Denise Le Dantec.

(Sabine Huynh, Tel Aviv, 28/01/2022)

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Je partage aussi mes pensées sur des livres que j’ai lus ici.

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