Souvent, je tourne longtemps autour d’un livre avant de pouvoir en dire quoi que ce soit, j’en ai besoin, en fait, de tourner autour, lentement, des mois voire des années durant. Le temps décante la pensée. Or, le temps manque face aux temps, qui sont toujours durs. Impitoyables, ils nous dérobent de la patience infinie que demande tout effort de lecture, d’écriture, de réflexion, et nous voilà piégés, piaffant tous de concert, et quel dommage, mais qu’y faire ? En vérité, j’ai réalisé au fil des années que je préfère ne pas avoir à écrire quoi que ce soit sur les livres qui m’importent, afin de ne pas arrêter ma pensée à leur sujet et de les laisser vivre encore en moi, cheminer avec moi, grandir en moi et avec moi. Je reviens peut-être moins aux livres sur lesquels j’ai écrit en long et en large qu’aux autres. Cependant, je m’écoute rarement, car j’ai conscience que tendre la main et offrir est bien plus précieux que les principes, quels qu’ils soient. Cette introduction est la preuve que je quémande sans doute un peu d’indulgence par rapport à ce qui va suivre.

Au sortir des œuvres poétiques de Gilles Jallet, rassemblées sous le titre « Contre la lumière : Œuvres Poétiques (1985-2011) » (éditions La rumeur libre, 2014), j’ai ressenti un mélange d’admiration et d’humilité : l’admiration est venue d’abord, puis elle s’est transformée en humilité. J’ai tant appris en lisant cet ouvrage. Je vais tâcher de dire ce qu’il m’a enseigné, ou en quoi il m’a touchée. Le problème c’est que Contre la lumière m’a tellement impressionnée que j’ai peur de dire n’importe quoi, alors je crois que je vais me contenter de le paraphraser à ma manière, forcément simplificatrice (pardon), ce qui est une façon de continuer à tourner autour du pot, ou de l’interpréter, de traduire mon émotion en mots.
Tout d’abord, la belle préface de Xavier Maurel m’a appris que pour rester vivante la poésie se doit ne pas saisir, pour que poésie il y ait et que poésie continue à s’écrire. Cela ne signifie pas que sa langue ne doive point capter le monde, avec autant de précision que possible, tout en restant sur le seuil de son mystère, mais que ce qu’elle en restitue n’a de valeur que s’il constitue une passerelle vers d’autres possibilités, de réflexion et d’action. Enfin, c’est ce que crois avoir compris. Je n’ai peut-être rien compris à Contre la lumière, mais la trentaine de bandelettes autocollantes ornant ses pages témoignent de mon intérêt certain pour ce livre : nombreux sont les vers qui m’ont interpellée parce qu’ils ouvraient quelque chose dans la page, et les poèmes que j’ai considérés comme étant nécessaires.

En lisant ces textes, j’ai eu l’impression qu’ils contiennent le monde tout en le réveillant, en y perçant des brèches par où les appels d’air peuvent se faire. Qu’en ai-je retenu ? Que la lettre hébraïque « heh » devient un « Hé dans un chuchotement » : cela a provoqué un petit frisson d’émerveillement en moi. Que la nature qui croît et reprend ses droits en un lieu déserté, au lieu de l’effacer, en souligne l’histoire passée, ainsi que la douleur et la mort qui l’ont frappé. Que de cendres la langue peut éclore, renaître, et même des siennes. Que l’écriture est une musique avec une intention que l’écrivain découvre en écrivant. Que la lumière peut être cruelle quand elle éclaire « des fleurs épuisées ». Qu’écrire avec ce qui est gelé revient à le ranimer. Qu’écrire c’est prier, que prier c’est lutter. Que plus la beauté d’un être est éclairée par le soleil, plus sa part de nuit et sa condition de mortel sont flagrantes, et plus il doit combattre cette lumière pour rester en vie.

Que ce qui est visible n’est que le dos de ce qui est invisible : ils ne forment qu’un, les deux côtés de la porte. Que plus l’écriture résiste, plus il est évident que quelque chose de l’ordre de la survie y est en jeu, et que choisir la vie revient à risquer de la perdre en se battant. Que plus c’est silencieux, plus ça crie. Que les extrêmes se rejoignent, se complètent, s’engendrent, se répondent, s’annulent, s’unissent.
Me voici
Contre la lumière : Œuvres Poétiques (1985-2011), Gilles Jallet
mais c’est craintivement
comme un enfant
qui ne parlerait pas
Sous ta main d’ombre
il n’a pourtant
rien à craindre lui
de la jalousie des anges
Et peu après minuit
Mûrit librement
Le jeune arbre de sa voix
En définitive, Contre la lumière m’a touchée plus que je ne saurais le dire.

(Sabine Huynh, Tel Aviv, 28/01/2022)
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Je partage aussi mes pensées sur des livres que j’ai lus ici.