Il y a tant de raisons de t’aimer / Pour Anne-Françoise Kavauvea

© Anne-Françoise Kavauvea 2010

Tu as traversé le Seuil. C’est fini.

La nuit dernière, les plus beaux yeux du monde se sont éteints à jamais. L’un des cœurs les plus grands, les plus purs, s’est arrêté de battre. L’une des plus belles personnes que je connaisse en ce monde, ma chère amie, chère Fée Framboise, chère Anne-Fafa, comme je t’appelle : j’imagine que tu es tant aimée que tes amis t’ont fait don de mille et un surnoms tous plus affectueux les uns que les autres. Mille et un car comment embrasser l’immensité galactique de ta personne et de ta bonté en un seul ? Ce n’est pas surprenant que tu sois dotée de deux prénoms.

« Anne-Fafa, c’est la première fois !!! On m’appelle parfois Anne-Franfran, Anne-Poulette, en fait j’ai des dizaines de surnoms… alors merci de ce surnom (en fait j’adore qu’on m’appelle autrement que par mon prénom, c’est plein d’affection et ça me touche). »

Et toi, tu nous prodigues également des petits noms : « ma Sabinounette », « ma cocotte », « ma poulette »,  par exemple (« le ma de ma poulette n’est pas possessif mais affectueux », ajoutes-tu, adorable), et des paroles réconfortantes comme « je t’aime d’une vraie affection », « mon affection pour toi est immense », « je te serre dans mes bras », « je t’embrasse très, très fort et de toute mon affection », « chaque instant passé avec toi a été un bonheur », « j’ai hâte de te serrer dans mes bras », « tu es dans mon cœur », « des brassées de bisous pleins d’affection ! », paroles incroyables comme autant de mains tendues qui montrent combien tu es altruiste et incarnes l’Amour, naturellement aimante et affectueuse, sans te forcer ; paroles que nous tentons maladroitement de te retourner, en tremblant de gratitude. Tu étais là quand je perdais pied dans ma dépression postpartum, après la naissance de ma fille. Tu m’as beaucoup parlé de la tienne, de ton rapport avec la maternité, tu m’as ouvert les yeux sur les merveilles qu’elle peut renfermer, sans jamais fermer les tiens sur les difficultés que j’éprouvais. Tu m’as envoyé une photo de ta fille enfant car tu trouvais que la mienne lui ressemblait beaucoup, et cela te touchait. « Sourire avec les autres, les aimer, est une façon de guérir », m’as-tu écrit. Tu étais là quand l’anthologie de poésie pas d’ici, pas d’ailleurs est parue, là quand mon premier roman, La mer et l’enfant, sur lequel tu as écrit, est sorti, là pour nous accueillir à bras ouverts dans ta librairie lyonnaise toute neuve, portant le beau nom de Point d’Encrage (où tu as aussi accueilli notre ami David Collin, que tu viens de rejoindre dans l’au-delà). Tu n’as jamais lâché ma main, avec tes messages prenant de nos nouvelles, lors de chacune des guerres qui se sont déroulées ici, car ton cœur était juif, comme tu me l’avais dit.

« J’aimerais un jour revenir en Israël ; mais avant ce jour je suis sûre que nous nous reverrons ici. »

« J’ai en mémoire la beauté de cette terre, la gentillesse et la chaleur de ses habitants de tous bords (et d’ailleurs, quand j’étais là-bas il était parfois difficile de savoir de quelle origine étaient les personnes avec qui je parlais, au début du moins). »

« j’espère que tu vas bien et que le soleil veille toujours sur vous (ici, il pleut, il fait froid, JE VEUX VENIR A TEL AVIV – désolée, je crie mais ça fait du bien). »

Extrait de « MON JE ME SOUVIENS » (un texte inachevé d’Anne-Françoise Kavauvea
© Anne-Françoise Kavauvea et Héloïse Kavauvea)

« La vie m’a appris à me nourrir de tous petits bonheurs accumulés. Alors même si certaines journées sont difficiles, je sais qu’il y aura un moment qui sauvera les autres. Mon côté vieille nunuche assumée. »

Tu m’écrivais cela il y a plusieurs années. Il y a tant de raisons de t’aimer, ma chère vieille nunuche partie si jeune !

Anne-Françoise Wolfermann, de ton nom de jeune fille, le nom de ton père, né dans le nord de l’Allemagne, d’une famille judéo-protestante, ce père qui t’a fait découvrir les livres de Thomas Bernhard à l’adolescence. Anne-Fafa Loup de mer donc, toi qui avais, adolescente, tapissé les murs de ta chambre avec des feuillets de Howl, d’Allen Ginsberg. Tu as rétorqué à tes parents te disputant que c’était préférable aux posters de John Travolta. À seize ans, tu es tombée amoureuse de Simon Tanner, le jeune héros des Enfants Tanner de Robert Walser, flâneur et paumé, dont l’humour et la joie de vivre le rendent si sympathique. Toi, tu rêvais constamment de connaître les écrivains qui te touchaient, même les morts. Il existe tant de raisons de t’aimer !

« Je voulais te dire aussi combien j’ai hâte de lire ta lettre à Ginsberg. J’ai découvert Howl / Kaddish quand j’étais lycéenne. C’est le premier livre que j’ai acheté plusieurs fois car j’en ai « punaisé » des pages sur les murs de ma chambre (je les retournais de temps en temps, je les remplaçais, enfin, voilà). C’est le titre qui m’avait attirée – j’ignorais qui était Ginsberg mais savais ce qu’est le Kaddish. À San Francisco je suis allée plusieurs fois tenter de rencontrer son fantôme à City Lights Books – mais sans succès, je l’avoue. Il était partout sauf dans ce qui est devenu une attraction pour touristes. »

Anne-Françoise Kavauvea, correspondance, octobre 2014.

J’écris ces mots sans aucun but sinon pour me soulager, en étant totalement abasourdie par la nouvelle de ta mort, même si je m’y étais préparée ces derniers jours, en te pleurant. Ce matin, à l’annonce de ton passage du Seuil, je n’avais plus de larmes, plus de mots.

Je vais sur ton compte Facebook pour revoir tes autoportraits. Ils ont capturé ta douceur et ta beauté. Je les sauvegarde dans mon ordinateur, puis les agrandis et les fixe, profondément triste. Je pense à ta passion pour les photographes japonais, surtout ceux qui photographient la nature, et pour les paysages en noir et blanc d’Ansel Adams.

Je relis tes lettres, tes courriels, et tes « Petites topographies walsériennes », publiées dans le tout premier numéro de la revue La moitié du fourbi, pour me promener encore un peu avec toi, avec tes pensées, à défaut d’une balade dans le quartier lyonnais de la Croix-Rousse, ou au bord de la Saône : « Il semblerait que je commence par la fin. Ici l’ordre importe peu. »

En mars, tu avais à nouveau « très mal », et le seul film que tu aies pu « re(re)garder était Nuit et Brouillard. Je suis bizarre. » Tant de raisons de t’aimer !

© Anne-Françoise Kavauvea 2010

Dans le dernier message que j’ai reçu de toi, daté du dimanche 26 septembre, tu m’annonçais (en t’excusant ! non mais Anne-Fafa !) d’avoir été hospitalisée à nouveau depuis le mardi 21 septembre. À peine un mois plus tard, tu n’es plus de ce monde. Je suis soulagée que tu ne souffres plus, car tu m’as dit combien tu avais mal, et pour que tu me parles de « terribles douleurs » – « elles sont intenses », « elles m’empoisonnent bien la vie » –, toi dont la générosité immense te portait constamment à ménager ton entourage en te plaignant le moins possible, c’est que tu devais avoir atrocement mal. Je t’aime tant. Ces mots ont fait revenir mes larmes. Maintenant je pleure. Je pense le souffle coupé au chagrin de Valéry, Héloïse, Sophie, Pascaline, Frédé, Philippe, Annette, Karine, Claude, Alain, Fredoux, Marc, Romain…

Je suis heureuse que nous ayons pris le temps de nous parler, de nous écrire, que tu aies eu le temps de connaître et de « pouponner » comme tu disais, ta petite-fille, « petite fée », âgée de deux mois, heureuse que le Cahier de l’Herne sur Thomas Bernhard que je t’ai envoyé de Tel Aviv soit arrivé à temps à Rillieux pour que tu le lises. « Ces pensées, ces présents me maintiennent vivante au sens où ils ne réduisent pas mon univers à celui de la maladie : c’est extraordinairement précieux ». C’est toi, Anne-Fafa, qui l’es, extraordinairement précieuse, pour tant de raisons.

Tu m’avais écrit en novembre 2014 avoir « un ami dans le coma depuis ce matin – son cancer est gravissime depuis un moment mais là s’annonce la fin. Je ne peux l’accompagner que de loin malheureusement. »

« Ce qui compte, finalement, ce n’est plus le succès. C’est écrire et se promener – ces deux activités donnent à la vie toute sa signification, à tel point qu’elles deviennent indissociables et s’imbriquent l’une dans l’autre. »

Anne-Françoise Kavauvea, « Petites topographies walsériennes », La moitié du fourbi, n°1, Écrire petit.

Toi tu allais très loin dans les livres des autres, puis tu écrivais sur ta traversée dans ton blog littéraire si riche, De Seuil en Seuil, avec toute l’intelligence, la délicatesse et l’amour dont tu étais capable. « Fais que ton œil dans la chambre soit une bougie, ton regard une mèche, fais moi être assez aveugle pour l’allumer » : ta citation préférée de Paul Celan, ton poète préféré, que tu avais inscrite sur le frontispice de ton blog.

Je t’ai aimée, je t’aime et je t’aimerai, et je suis heureuse de t’avoir connue, heureuse de te l’avoir dit et redit, heureuse que tu l’aies su, parce qu’un simple merci n’aurait jamais fait le poids face à tout ce que tu m’as donné toutes ces années durant, depuis 2012. Tu continues de vivre, dans nos cœurs, tant et tant.

« Mais ce qui importe vraiment, c’est écrire. »

(Anne-Françoise Kavauvea, « Petites topographies walsériennes », La moitié du fourbi, n°1, Écrire petit.)

(Sabine Huynh. Tel Aviv, 20 octobre 2021.)

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