PIERRE LOUIS FORT & VIOLAINE HOUDART-MEROT (ÉDS)
ANNIE ERNAUX UN ENGAGEMENT D’ÉCRITURE
Presses Sorbonne Nouvelle, 2015, 220 p., 21€
En novembre 2014, à l’université de Cergy-Pontoise, six ans après la parution du passionnant Les Années, s’était tenu un colloque international intitulé « “En soi et hors de soi” : l’écriture d’Annie Ernaux comme engagement » : réunion importante sur la dimension politique de l’œuvre ernalienne (ou « ernausienne »), organisée par Pierre-Louis Fort, Violaine Houdart-Merot et Jean-Claude Lescure. Ce colloque a donné l’année suivante le volume Annie Ernaux Un engagement d’écriture (1), à notre connaissance le premier livre rassemblant autant d’articles qui portent sur l’engagement politique d’Annie Ernaux, auteur qui a changé notre façon de percevoir la littérature et son rôle. Avec vingt chapitres, comprenant une introduction des éditeurs, Pierre-Louis Fort et Violaine Houdart-Merot, et un entretien avec Ernaux, ce sont cinq dimensions essentielles de son travail qui sont rigoureusement examinées : « Descendre dans la réalité sociale », « Féminin et féminisme : au-delà des évidences », « Une vie à l’œuvre : identité et altérité », « Présence au monde : présence du monde ? », « L’engagement du lecteur ». L’ensemble, entrant en résonance avec les travaux menés et publiés depuis une bonne décennie sur les livres d’Annie Ernaux, confime leur profondeur, leur pertinence durable, et le fait que l’écriture ernalienne (et l’écriture en général) est un acte politique, dans la mesure où elle reflète le monde et nous entraîne à y réfléchir, à agir : « La révolte est au cœur de l’œuvre d’Ernaux » (Pierre Bras, p. 42) ; « la conception qu’elle a de la littérature et de l’écriture […] des activités politiques » (Michèle Bacholle-Bošković, p. 63) ; « toute son œuvre consiste en un faire discursif mélioratif, en une écriture dotée d’une dimension performative qui se déploie sur le plan éthique » (Barbara Havercroft, p. 88).
Annie Ernaux Un engagement d’écriture est l’ouvrage universitaire que les inconditionnels de l’écrivaine attendaient sur son combat social et politique par l’écriture. Les études – menées par des chercheurs dans les domaines de la littérature française, francophone et comparée, des études françaises, du féminisme, de l’art contemporain, de la philosophie, et des pluridisciplinaires cultural studies – se déploient autour de « l’implication de l’écrivaine dans la société » et « la manière dont l’œuvre ernalienne engage ses lecteurs » (P. & V. Houdart-Merot, p. 10) et répondent à la question de la possibilité de changer le monde par l’écriture, en se penchant sur les particularités de cette écriture basée sur le vécu à laquelle Annie Ernaux s’est tenue. Cette écriture est souvent qualifiée de « transpersonnelle », à cause de la propriété dialogique de son énonciation, traversée par ce que l’auteur voit et entend des autres (le « je » est transpersonnel). Sa propre subjectivité est un patchwork de subjectivités, ce qui entraîne, dans l’échange des données mémorielles, la « dilution progressive dans le commun » (Isabelle Rousset-Gillet, p. 139). Le travail littéraire d’Annie Ernaux, grâce à ses affrontements de problèmes personnels et leur conjointe mise à jour et à distance (« une posture de mise à distance de soi […] qui rend possible d’affronter la honte, d’oser écrire ce qui est interdit ou tabou », Violaine Houdart-Merot, p. 92-3), en a sûrement aidé plus d’un-e à se construire, et à dire, à raconter : souvenons-nous de l’incipit frappant de La honte, « Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l’après-midi ». « L’œuvre sera recherche de la vérité », nous dit P. Bras (p. 42), et « seule l’écriture peut retisser un dialogue silencieux », soutient Anne Coudreuse (p. 198). Il est évident que « le risque pris à s’exposer ainsi peut constituer une référence positive pour des femmes plus anonymes » (Marie-Laure Rossi, p. 79).
Les articles d’Annie Ernaux Un engagement d’écriture nous ont poussée à relire cette écriture singulière, abordée trop tôt à l’époque pour comprendre combien elle nous concern(er)ait, en particulier La Honte, et La Femme gelée, avec la mise en avant de clichés sur la femme mariée et mère, pour mieux les rejeter et révéler les mécanismes de domination et d’aliénation de la femme par des valeurs et discours patriarcaux qui servent de moules forcés à son identité. Le travail d’Ernaux, nécessaire et bouleversant, vivisecte un vécu quotidien, en embrassant les détails de sa réalité complexe en tant qu’objets littéraires et d’engagement à part entière, modifiant ainsi la perception que le lecteur a du monde : « Ernaux met donc en évidence des objets communs » (P. Bras, p. 45). Une fois les livres d’Annie Ernaux relus, et son extraordinaire autobiographie Les Années savourée, les analyses livrées dans Annie Ernaux Un engagement d’écriture ne peuvent que nous paraître comme étant indispensables à toute personne qui s’intéresse à cet auteur, dans leur dévoilement des articulations de sa vie d’écriture / écriture de vie, un projet littéraire majeur indissociable d’une réflexion sur la dimension politique du contexte d’écriture (lien étroit entre vie privée et vie sociale, « penser l’expérience dans sa totalité », V. Montémont, p. 36), qui brouille les frontières entre ce qui est considéré comme historique, sociologique, romanesque, journalistique, autobiographique et finalement intime, qu’il éclaire et honore. L’on comprend également « comment l’écriture d’Ernaux peut engager d’autres auteurs, comme accompagnement vers une traversée de soi ouverte au monde » (Élise Hugueny-Léger, p. 167).
Citons quelques-uns des passages qui cernent au plus près les caractéristiques de la démarche d’une écrivaine qui dit « je ne sais pas, en fait, ce que c’est qu’une écriture qui n’est pas politique » (p. 202) : « une écriture factuelle, donc dénuée le plus possible d’identification de genre – pour dire le social » (M. Bacholle-Bošković, p. 66) ; « celle qui est passée à travers les mailles du filet social a entrepris de se faufiler entre les pôles stables et les repères fixes de façon éminemment critique ; faisant prévaloir la traversée sur la fixité […] elle ne peut que remettre en question les représentations littéraires et socioculturelles dominantes » (Fabrice Thumerel, p. 111) ; « la question de la forme est […] déterminante dans la genèse de chaque livre d’Annie Ernaux. C’est aussi ce qui distingue, me semble-t-il, une écriture engagée d’une écriture impliquée. […] Le souci de la juste forme commence avec et par le choix des mots. C’est à même la langue ordinaire, ses usages trompeurs et ses degrés de sens tronqués, sa “sémiotique du quotidien”, la nécessité d’une transparence qui suppose le contournement de ces obstacles, qu’Annie Ernaux s’implique » (Bruno Blanckerman, p. 131) ; « le choix de la forme fragmentaire est […] constitutif d’un engagement critique assumé et suscité » (Francine Dugast-Portes, p. 177). Finalement, rappelons les mots d’Ernaux elle-même : « Naturellement pas de récit, qui produirait une réalité au lieu de la chercher. Ne pas me contenter non plus de lever et transcrire les images du souvenir mais traiter celles-ci comme des documents qui s’éclaireront en les soumettant à des approches différentes. Être en somme ethnologue de moi-même. » (Ernaux, La Honte)
Les chercheurs ont donc examiné les motivations intimes et les enjeux socio-politiques d’une œuvre ancrée dans le vécu corporel (parfois violent) d’une femme écrivant depuis un espace historico-social qu’elle explore toujours avec franchise et sensibilité, tout en « [réinscrivant] le corps parmi les choses, dans un lieu, dans un espace physique et social » (Yvon Inizan, p. 108). Annie Ernaux – qui prend l’écriture très au sérieux et se voit plus comme quelqu’un qui doit écrire que comme un écrivain – écrit en tant que femme, bien qu’en dehors des « schémas de pensée genrés » (M. Bacholle-Bošković, p. 65), avec son « histoire de femme, différente de celle d’un homme » (Ernaux, Le Vrai Lieu), et, avec son style distinct, « où la volonté de “faire du réel” surpasse celle de faire du beau » (M. Bacholle-Bošković, p. 63), elle a réussi à ébranler la littérature, en parlant du monde et de la société tout en parlant d’elle : « la nausée due aux hormones se confond alors avec une nausée sociale généralisée » (V. Montémont, p. 31) ; « les auteurs ont tu le monde du supermarché, le rendant invisible et avec lui ceux qui le fréquentent » (P. Bras, p. 42) ; « la volonté de rendre les personnes visibles est un engagement politique en temps de relents de populisme » (I. Rousset-Gillet, p. 137) ; « son désir d’écrire naît de son expérience de l’inégalité sociale » (Lyn Thomas, p. 182) ; « un écrivain qui prend en charge l’inconfort moral et social de sujets fragilisés » (Aurélie Adler, p. 151) – ce dernier point nous rappelle le film poignant de Stéphane Brizé, La Loi du marché, qui met en scène des personnages cassés, rabaissés, aux prises avec un système social impitoyable.
Il est clair que les lecteurs ne peuvent qu’être impressionnés par le travail « ethno-littéraire » d’Annie Ernaux, toujours cohérent et fidèle à son essence, parce qu’attelé depuis plus de quarante ans à la volonté de « sauver ce qui n’est plus déjà [s]a réalité […], un temps ciconscrit et achevé » (Ernaux, L’Occupation). Ce travail d’écriture touche entre autres aux relations mère-fille (Une Femme) et père-fille (La Place), au deuil (Une Femme), à la maladie (lire Je ne suis pas sortie de ma nuit, et L’Usage de la photo), aux hiérarchies sociales (La Place), ainsi qu’au rapport avec le sentiment de honte (La Honte), de trahison de la classe sociale (La Place), les traumatismes et les tabous (dont celui de l’avortement, lire Les Armoires vides, et L’Événement, qui coupe le souffle), les faits de langue (par ex. le français standard vs. la langue normande de son enfance, cf. La Place), les codes sociaux (Le Vrai Lieu), la passion amoureuse (lire Se perdre, L’Usage de la photo, et Passion simple), la société de consommation (Regarde les lumières mon amour), la maternité (La Femme gelée)… autant d’expériences vécues sur lesquelles Ernaux porte un regard à la fois mélancolique, poétique et tendrement ironique, dépourvu de « théorisation trop marquée » (M.-L. Rossi, p. 75). Si on les replace dans leur contexte historico-social, on se rend compte que le fait d’écrire dessus, de les mettre en mots, est en soi un acte politique (« des mots qui, une fois publiés, vont devenir un point de ralliement et de connaissance pour les femmes traversant cette épreuve », V. Montémont, p. 35) :
Ainsi, « rendre compte, c’est une éthique », nous dit Annie Ernaux dans le bel entretien qu’elle a accordé à Pierre-Louis Fortpour clore Annie Ernaux Un engagement d’écriture (p. 206). Elle y revient, entre autres, sur « la nécessité du choix d’un angle » (p. 201), son rapport avec la ville de Cergy, qui « a modifié progressivement [s]a façon de voir le monde et d’écrire » (p. 201), le fait que silence et colère peuvent constituer des moteurs à son écriture, le féminisme, la « France blanche fantasmée » (p. 205), et la recherche de la vérité. Il faut évidemment aussi lire L’Écriture comme un couteau, le généreux livre d’entretiens menés par Frédéric-Yves Jeannet, qui éclaire brillamment la façon dont Ernaux travaille la matière de ses écrits pour aboutir à l’admirable résultat que l’on connaît.
« J’ai toujours eu envie d’écrire des livres dont il me soit ensuite impossible de parler, qui rendent le regard d’autrui insoutenable » (Ernaux, La Honte) : l’écriture incontournable et rigoureuse d’Annie Ernaux révèle la puissance de son courage face à la violence de l’existence. Annie Ernaux Un engagement d’écriture est un ouvrage qui nous rappelle combien nous devons à son combat, à sa rébellion, en tant que femme, mais aussi en tant qu’écrivain et créateur.
1. Les numéros de page indiqués dans cet article renvoient à l’ouvrage.
Cet article a été publié en 2016 (1145 (16 février 2016).
(Sabine Huynh, mise en ligne le 17/010/2021)
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Je partage aussi mes pensées sur des livres que j’ai lus ici.