Philippe, que je connais en tant qu’ami, poète, romancier, traducteur et éditeur, aimait la montagne et la poésie, et c’est en montagne qu’il est parti le 11 juillet 2021.
Canau – Philippe Aigrain
den Stein zum Blühen bringen
Ingeborg Bachmann, Das Gedicht an den Leser
d’en bas nul passage
sentier longeant la paroi
un trait dans les prairies
gentianes, iris, raiponce, ancolies
pas de bleus plus beaux
même au ciel encore chargé de nuit
soudain une faille
entre les dalles immenses
la canau s’ouvre
levée du vent thermique
frémissement de tout
parade des étamines
hésitation entre deux sommets
à l’un puis à l’autre
l’ivresse suspendue
le temps au goutte à goutte
l’ombre d’un nuage
comme une esquisse du soir
filles du gel
la pierre divisée
la fente fertile
bientôt retour du soleil
sa fragile chaleur
son étourdissement
pose alors ta tête
sur le coussin de saxifrages
*
(Philippe Aigrain. Anthologie poétique « Saxifrage », revue Terre à ciel, 2015.)
*
Philippe a publié son dernier poème, « Onagres », dans la rubrique « Quatrains » de son Atelier de bricolage littéraire, le samedi 10 juillet 2021 :
Onagres
onagres ouvertes
Philippe Aigrain, Atelier de bricolage littéraire, 2021.
nul jaune plus vif
de quelle palette
chaque jour cent fleurs
Philippe aurait aimé lire les « haïkus » déposés ici, « des mots, des phrases de sens, de quête, d’espoir », « une présence par les mots », comme me l’a écrit il y a une heure notre ami Camille de Toledo, à qui nous devons cette belle idée de rassembler un bouquet de poèmes pour Philippe.
Le 14 janvier 2021, Philippe écrivait ceci sur Twitter (il aimait beaucoup écrire en anglais) : « If it can be made true this time, the poet will sing from the other side of the grave. » « The poet » c’est Seamus Heaney, c’est aussi Philippe Aigrain, le poète et ami qui savait abolir les distances. Let’s keep singing together, dearest Philippe. Requiescat in Pace. Les mots apaisent.
*
Pour toi, l’amitié—une fleur,
Sabine Huynh
la langue—objet d’à venir,
qu’elles fleurissent donc.
Que la fragilité de la vie nous relie
et nous donne des forces,
dit la pierre.
Camille de Toledo
Tous les cairns depuis les vagues
Jusqu’au cap des ventails
Seront pour toi
Tu n’as pas fini de parler
Christine Jeanney
ce sont des vergers
Jean-Yves Fick
la lune éclaire une mer
de nuées le soir
et la barque passe
chaque mot — un clapot bref
puis l’écho rejoint
l’auge de granit
la neige vient renouer
la source toujours
on dit : on avait un problème on
Marie Cosnay
appelait Philippe, il aurait
une
on tourne la tête on
attrape le téléphone on
compose ton
on dit : on ne savait pas que
penser de ce mot traduit cet
atome on
on tourne la tête on attrape
le téléphone on
compose le
on disait : comment on va faire avec le
monde d’après il
répondait en riant tendrement on
va se retrouver
la montagne fond
Laurent Grisel
les chemins sont fluides
ton âme, ami, persiste
Schistes vers le ciel
Myrto Gondicas
manque l’homme de courage
l’été nous suspend.
Sous les pas le chemin
Delphine Bretesché
comment faire
sans les tiens ?
Un voyageur est venu
simplicité et partage
puis a repris son chemin
nous laissant avec nos doutes
sa bonté en héritage
Louise Moulin
Une rencontre
Saa Koudouno
pas comme les autres
un amour
comme un père
un père et son fils
une détermination
incroyable
un cœur
rempli de bonté
pour le monde.
Merci Philippe pour tout
Saa Koudouno
ce que tu as fait pour moi
Et pour tout l’amour
que tu nous as donné
encore merci
tu resteras
gravé dans ma mémoire
Un thé un café
Un peu de solidarité pour sucrer
Il faut (se) remuer, au fond.
Une rencontre militante
Appris ton départ en montagne
Adrienne Charmet
Tandis que moi-même j’étais en train de marcher
Depuis j’arpente les sommets accompagnée de tes souvenirs
Tu nous a tant apporté
Un généreux sans frontières
et un curieux sans âge…
quelle tristesse que sa disparition.
Céline Curiol
fin de printemps
j’assiste à l’ouverture jaune
astre là terre des onagres
(tout va si vite)
Sébastien Ménard
Ton embellie jaune
Virginie Gautier
ta dernière fleur
d’onagre en onagre
revenir à toi
L’intelligence
Brigitte Célérier
derrière le sourire
le charme incisif
Aucun mot ne peut
Lou Sarabadzic
dire assez fort ton regard.
T’avoir rencontré.
il y a dans la voix
l’hésitation d’un sommet
qui pétille dans les yeuxla conversation ne tarit pas
trop de choses encore à saisir
et les couleurs n’ont pas le tempsà vrai dire c’est l’accueil : oui
Julien Boutonnier
dans cet homme il y a tant de place
pour nous encore et chacun
Jourdain au soleil
Anne Savelli
vélo casque et masque ôtés
sourire de l’ami
Où lire où écrire
pâquerettes et pelouse – une pièce
tu nous offres un toit
Nous voilà ensemble
marché de la poésie
lunettes noires sur rires
l’éclat de la langue
Christine de Camy
peut-il consoler du trou
noir de l’absence
Me souviens d’ourdi
Joachim Séné
haïku à cou coupé –
le soir fut sans pluie
J’y étais pas
mais y étais – et toi
lisais de mémoire
(gis, et tes pas
médisaient tes – et toi,
lis, aide mes – moires)
Une fleur on connaît pas son nom
on compte ses pétales
comme ses pieds
Était le généreux dans
le regard
penché – oreille
portée
Comment s’habituer
à l’heure d’après l’heure,
au temps gravi sans armure,
à ta spirale définitive ?
André Rougier
« L’empreinte d’un passeur »
Ses contours vibrants
Attentionné, subtil
Son envol, discret
Imprégnation
du dire ensemble, toujours
Vivantes, Ses traces
Novella Bonelli Bassano
dans la mémoire
Michaël Glück
le sourire discret
du chat de Cheshire
quelques mots
échangés
autrefois
place Saint-Sulpice
Votre absence alourdit nos besaces
Deniz Dağdelen Düzgün
Les victuailles de nos âmes
S’amenuiseront sous le froid de juillet
Sans toi s’achève
Gilda Fiermonte
Le temps d’après pour partage
Agir calmement
Philippe
Claire Lecœur
ton énergie, la générosité de tes engagements
ton goût pour être avec
et faire ensemble
nous manquent déjà – tellement
que nos mots autour de toi te gardent
longtemps vivant dans nos cœurs
Se laisser surprendre du matin au soir
Pierre Ménard
La légèreté s’aggrave légèrement
À ses côtés toujours présent
Me sens ni capable ni autorisé
Philippe De Jonckheere
à tenter de capter en trois lignes
la beauté de Philippe Aigrain
Ne me sens ni la force ni le droit
d’essayer d’attraper en trois lignes
la beauté de Philippe Aigrain
Philippe
en trois lignes
déjà un poème !
Philippe Aigrain
en trois vers
la quadrature du haïku !
Quand je connais ton pas
Manuel Candré
Voilà que tu t’effaces
Quand te rencontrerai-je
Champs et montagne
Alain Nicolas (d’après Masaoka Shiki)
mouillés de pluie
l’aube à disparu glacée
Il était toujours là
Sarah Cillaire
A dit le jeune homme
Chemin est tracé
Philippe
Tu seras cette montagne,
une histoire de fruits,
inachevée.
Daniel Bourrion
Je pense à toi, à la science
fiction et au cœur
sur la main (encore) OUVERT
Laure Gauthier
Tu dis que tu t’es mis
Peut être à disparaître
Je ne te crois pas
Marie Cosnay
Des prières imbéciles
à des dieux qui n’existent pas
pour que tu poses ton pied
à quelques centimètres de la pierre
qui t’a fait tomber.
Nous sommes des fous
qui ne croyons pas à ta mort.
Jane Sautière
à toi (toi toi) et à ta voix jouette
Vincent Tholomé
charriant la force des pierres et des fleurs,
à toi (toi toi) et à ta voix discrète, ouverte à
tous les échos du monde : bye bye fraternel
(depuis le pays de la pluie)
c’est au soir
bituur esztreym
ce jaune qui resplendit
plus fortement
regard d’où neigent
tsunamis d’idées amènes
hanami d’amitiés
l’infatigable
quête mise en commun
d’une vie signée
la toile résonne
le Balaïtous en deuil est
le centre du monde
la montagne de données
s’éloigne un caillou luit
repose Philippe
La nuit tombée
mains ouvertes
les lucioles éclairent
contre la pierre
la douceur fragile, tendre
d’un sourire
éternel.
Jean–Pierre Suaudeau
Fil vif et tendu de l’amitié
Sébastien Lespinasse
– Le poème de ta voix qui nous tient debout –
Ininterrompu
ce matin le froid est venu dans mon atelier
soudain je pense à toi hôte de la montagne
au fond du torrent à lier ronces en fagots
à cuire les cailloux blancs pour te chauffer
j’aimerai t’apporter une grande gourde de vin
te réconforter contre les vents et les pluies
mais les feuilles mortes jonchent le sentier
et comment retrouver les traces de tes pas ?
Wei Ying wu (737-792), traduit par Anh Mat
Lumière du matin
Caroline François-Rubino
que c’est beau le jaune
des primevères du soir
on ne traverse pas une montagne
Laure Morali
on fait sa traversée »
dis-tu
« la montagne lui rend son souffle
il est nouveau comme un jour »
dis-tu encore
tu dors en moi
pour renaître
sur le monde
dit de toi
la montagne
grand homme
Le cœur de ta voix
Ana Nb
Entre dans l’immensité,
Sans bruit
La nuit vient
Pour qui s’ y allonge
Philippe Berthaut
la prairie est un secours
jusqu’à ce que les mille insectes de l’intérieur
viennent piquer le coeur
L’attente se fait offrande
Et l’offrande s’enfuit avec un mulot
Ce petit mot effrayé d’être nommé
rend visible la fuite
lisible dans l’espace
et alors se lever
et courir
lui ou moi
moi en lui fuyant je ne sais quel danger d’orage
ou de prédation
par un mange-poule tournoyant dans l’enfance
très loin et si près
que j’en ai encore un goût de cartable sur les doigts
et en retour
lui courant en moi
vers quelque bout de la prairie céleste
cette inquiétante grange
où nagent les nuages d’heures
chaque fois qu’il m’a écrit
il m’a écrit ce qu’il ressentait
chaque fois j’ai répondu merci philippe
c’est ce que je ressens aussi
et je vois toujours pas comment dire mieux
Corinne Lovera Vitali
Cascade à l’eau figée
Parles-tu de silences
À présent ?
Luc Comeau-Montasse
Les mains, les mots,
Jean Gabriel Cosculluela
montagne les garde de terre à ciel,
dans le silence des couleurs ou de neige.
Main tendue dans la montagne,
frontière traversée,
quelques regards, quelques mots.
Au milieu des gentianes
Laurence Fritsch
granite gneiss schistes
diront ce qu’ils ont sur le cœur
J’aurais aimé encore
dire à Phil
dans l’oreille :
« une fois
en montagne
j’ai vu
une rivière
naître »
Fred Griot
Quelle voix
s’ouvre, là, dans le champ de l’esprit, les brumes fluviales du ciel
voilant la montagne
Sébastien Ecorce
Un souffle
Gwenn Servettaz
Une image
Le vent emporte
Souvenir, émotion,
Et toutes les tristesses
Une hirondelle soudain s’efface
Laurent Maindon
Pluie couvre les yeux
Fondre sans quitter le sourire
Survivre aux grands glaciers
puis s’échapper soudain
là-haut vers les sommets
Éric Schulthess
Saisons
le printemps s’achève
retenant l’été
il sème ses fleurs
en prairie vibrante
Philippe Aigrain, Atelier de bricolage littéraire, 2015.