Quel pouvoir détient la littérature dans un monde où la faim tue ? Quel pouvoir ont les mots face à l’indicible et aux démons invisibles ? Les phrases sont-elles des fenêtres, des voiles, ou des murs aveugles ? L’essai de plus de deux cents pages de Séverine Danflous, intitulé « Écrire la faim : Franz Kafka, Primo Levi, Paul Auster » (préfacé par Jean-Yves Masson, qui souligne que cette étude rigoureuse est la première à rapprocher de façon aussi minutieuse ces trois auteurs), fournit une réponse intelligente et fouillée à l’interrogation sartrienne, réponse qui mène à d’autres interrogations, en réunissant trois immenses écrivains qui ont entretenu des rapports apparemment différents avec la faim.
À la fin de sa vie, Kafka s’est battu avec une tuberculose du larynx, il ne pouvait plus se nourrir, la malnutrition a eu raison de lui alors qu’il corrigeait les épreuves de sa nouvelle « Ein Hungerkünstler », traduit par Alexandre Vialatte comme « Un champion de jeûne » (1948), et par Claude David (1980) et Laurent Margantin (2015) comme « Un artiste de la faim ». Cette nouvelle donne entre autres à réfléchir sur l’incompréhension du public face aux ascètes, aux artistes, à leurs aspirations morales et esthétiques, ainsi que sur ce que l’on s’inflige pour attirer le regard de l’autre. « Pour Kafka, la faim s’inscrit dans la chair afin de révéler que la chair est papier, surface propice à l’écriture », nous dit Séverine Danflous. L’un des multiples mérites de son essai est de montrer combien l’œuvre de Kafka nous est proche, combien elle est contemporaine, et combien elle est fondatrice.
Paul Auster est un digne héritier de l’Artiste de la faim de Kafka : il a connu la privation, l’a embrassée avec fierté, l’a même fait durer plus longtemps que nécessaire, « dans une esthétique du désordre alimentaire » (Séverine Danflous), comme pour défier la société (dans la lignée du vagabond du fameux roman de Knut Hamsun, qui lui a inspiré The Art of Hunger), et dans son œuvre elle devient aussi un acte de survie au passé (Moon Palace, Hand to Mouth). Se délester des fardeaux, se désencombrer, pour repartir à zéro ; la faim est ici le moteur de l’acte créateur en puissance : création de soi, reconstruction d’un soi anéanti par des circonstances qu’on ne maîtrise pas. « En devenant source de l’écriture, le refus de la nourriture […] devient le signe de la remise en cause de l’héritage, devient négation du lien familial, refus de la filiation […] protestation, sans doute, mais aussi expérience fondamentale, quête d’une limite, mise à l’épreuve de soi par cette écriture du “désœuvrement” qui a aimanté la réflexion de Maurice Blanchot » (Jean-Yves Masson, préface à Écrire la faim).
Quant à Primo Levi, qui a subi la faim à Auschwitz, là où le corps est « faim incarnée » et « devient complice de l’entreprise de destruction nazie » (S. Danflous), lui qui a vu sa peau marquée de chiffres qui écrivaient la faim et la mort, il rejoint Auster dans cette faim « existentielle » quand, dans le camp, il échange de la nourriture contre de la littérature, de la poésie, quelques vers du « Chant d’Ulysse » : manne absolument essentielle pour lutter contre l’anihilation totale, puisqu’elle permet d’« enchanter l’homme », d’« affirmer le caractère irréductible de l’humanité en chacun de nous, dire se questo è un uomo, résister à la destruction et à l’animalisation » (S. Danflous). « Tout vient à disparaître dans ce monde concentrationnaire : les livres, les mots, la nourriture et le papier, puis les hommes » (S. Danflous). L’écriture de Levi est celle du deuil, nous dit l’auteure d’Écrire la faim, « deuil historique : deuil de six millions de juifs exterminés dans les camps de la mort », une écriture qui se déploie « contre le silence des voix englouties ».
Kafka, Levi et Auster, loin de ceux qui mangent, s’élèvent contre leur condition en écrivant. La faim et l’écriture procèdent d’un même besoin, chevillé au corps. Quand on a faim, ou quand on écrit pour rester en vie, les liens entre soi et le monde (brutal) se brisent dans l’obsession de maintenir son souffle (Claude Vigée a parlé d’« obsession pénitentielle »). La faim grogne sa langue dans le corps. La faim a toujours quelque chose à dire. La faim fait ouvrir la bouche, parler, écrire. La faim est le pendant du réel. La faim, c’est Babel en ruines, le bruit des pierres qui chutent et se fracassent, écrasant les mots, et les images qu’ils véhiculaient, c’est en quelque sorte la fin du monde, car le monde est dans la vision qu’on en a, dans les mots qu’on lui confère. Écrire reste néanmoins le seul espoir, même si l’acte n’en confère pas. Continuer à écrire malgré tout. Écrire avec la pleine conscience de le faire avec un corps mortel, un corps mourant même, par conséquent écrire en sachant qu’il n’y a pas d’avenir, écrire sans illusions, mais écrire toujours, « écrire avec ses dents » (S. Danflous) : « L’existence d’un écrivain dépend vraiment de sa table de travail ; en fait il ne lui est jamais permis de s’en éloigner s’il veut échapper à la folie, force est de s’y accrocher avec ses dents » (Kafka à Max Brod, cité par S. Danflous dans Écrire la faim).
La faim se présente à la fois comme état et comme lieu, puisqu’en étant un état du corps, elle est donc également un lieu d’écriture dans laquelle elle est exprimée : les phrases extraites d’un corps desséché, presque désincarné, traduisent dans une langue épurée (que Séverine Danflous nomme la « rhétorique de la faim », « une langue dépouillée, débarrassée de tout lyrisme ») la bataille interne menée jour après jour à mots nus pour survivre à soi-même et aux morts que l’on abrite. « Écrire la faim », c’est écrire en acceptant la mort et les morts qui nous parlent dans le ventre. C’est écrire au rythme d’une bombe atomique interne. L’écriture se détache de tout parcours et de tout contexte pour se resserrer sur la souffrance et la faim, qui sont transfigurées, mais dans une extrême solitude.
L’écriture enracinée dans un ventre vide est donc enracinée dans l’absence, le deuil de la nourriture et le désert. D’ailleurs, en hébreu, les mots désert (midbar) et parler/parole (lédaber, davar) ont la même racine, soit dalet-bet-resh : davar, « chose », « parole ». La parole qui libère provient du ventre et de son désert, un lieu d’exil qui offre la possibilité de réinventer la langue. La faim est un exil, l’écriture de la faim est une écriture de l’exil. « La faim dans le texte se traduit manifestement par une écriture en quête d’origine : origine de la parole, de la Loi, de la nourriture » […] « au-delà de toutes les fins » (S. Danflous).
Ainsi, nous voilà à nouveau face à la question d’Adorno : s’interroger sur le pouvoir de la littérature dans un monde près de chavirer dans le gouffre de l’indicible revient à demander si l’on a le droit d’écrire de la poésie après Auschwitz. Rappelons que Kafka, Levi et Auster sont juifs, et malgré le fait que Kafka n’ait pas vécu assez longtemps pour confronter la réalité nazie, non seulement il en avait pressenti l’horreur (cf. Le Procès), mais ses trois sœurs ont été déportées et tuées, et ses livres interdits en Allemagne. Dans son poème « Nuits blanches » ( « White Nights »), Paul Auster évoque le pouvoir des mots face à l’inexprimable, en rappelant que sous l’inexprimable – le massacre d’êtres humains dans les camps – gisent des corps, dont la parole vive perdure, il faut les écouter : « Personne ici / et le corps / dit : ce qui est dit / ne doit pas être dit. Mais personne / est aussi un corps, / et ce que le corps dit / personne ne l’entend / à part toi. »
Ainsi le rien est plein à ras bord d’absence, la faim est « installée dans l’absence » (S. Danflous), et le ventre creux, torturé par la quête, en raconte beaucoup plus long qu’une panse satisfaite et endormie. Sous la neige silencieuse, qui sépare le monde et les mots, la terre gelée grouille de vers, dans tous les sens du terme. La littérature est cette saxifrage qui parvient à croître dans la stérilité de la pierre. Il me semble que c’est la réponse que Séverine Danflous nous apporte avec Écrire la faim, une analyse notable car consciencieuse, et fort complète, de la rhétorique de la faim, du corps et de l’absence dans les livres de Franz Kafka, Primo Levi et Paul Auster, portée par une écriture rudement efficace, parce que passionnée. Ce livre se dévore.
Cet article a été publié dans le n°1140 (28 nov. 2015) du journal qui s’appelait alors « La Nouvelle Quinzaine Littéraire », sous le titre « L’écriture enracinée dans un ventre vide ».
(Sabine Huynh, Tel Aviv, 28/02/2021)
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Je partage aussi mes pensées sur des livres que j’ai lus ici.