The Flavor of The Other , « l’arôme de l’autre » : des poèmes au goût d’exil et d’absence
(Cet article a été publié dans la revue de poésie contemporaine Terre à ciel, avec un extrait du recueil The Flavor of the Other : six poèmes, traduits de l’anglais par Sabine Huynh.)
Le livre s’ouvre avec ces vers extraits de la « Romance somnambule » de Federico García Lorca : « Le vent laissait dans la bouche / un étrange goût de fiel, / de basilic et de menthe. / L’ami, dis-moi, où est-elle ? / Où est-elle, ta fille amère ? » (traduction de Claude Esteban). Est annoncé le goût d’exil et d’absence des poèmes de The Flavor of the Other de Clara Burghelea (« l’arôme de l’autre »), un goût de nourritures terrestres mêlé à l’amertume qui en accompagne le manque.
The Flavor of the Other (« L’arôme de l’autre ») est un recueil de textes qui suivent la chronologie d’une tranche de vie, comprise entre la Roumanie communiste des années quatre-vingt et la New York d’aujourd’hui, et qui relatent la disparition de l’innocence, de l’enfance, de la mère et de la jeunesse, tout en interrogeant l’expérience de la perte à travers les sens. Le poème qui ouvre le récit en vers, intitulé « Une taxonomie des sens », se termine par les mots « en tant que moi », réunissant en un seul être, en une seule voix, divers moments que l’on comprend comme étant significatifs ou marquants dans l’existence de la poète narratrice. Cela nous rappelle d’emblée le vaste « Chant de moi-même » de Walt Whitman et le poète disant qu’il se « contredit » et « contient des multitudes », sauf que dans « Une taxonomie des sens » de Clara Burghelea, la multitude est une poignée d’événements fondateurs qui pour la plupart semblent avoir été douloureux et donnent la mesure et les points de référence d’un peuple éprouvé, dont la poète provient, et dont la « vastitude » est devenue une peau de chagrin, à cause de la peur et de la pénurie imposées par le régime communiste. Ces événements se présentent comme autant d’éléments qui constituent les fondations de la poésie de Clara Burghelea, une poésie lyrique, intense et émotionnelle, avec des poèmes en vers libres mais à la structure très travaillée. The Flavor of the Other lie l’intime au politique et le mystère au fait, tout en explorant la tension entre le dedans et le dehors, la sphère domestique et la sphère publique. Pour avoir passé les douze premières années de sa vie en Roumanie communiste, la poète sait ce que les privations signifient : être privé de droits, de nourriture mais aussi de voix. La poésie lui permettra de les récupérer.
Ainsi, placés sous le signe de l’exiguïté, les poèmes de The Flavor of the Other (« L’arôme de l’autre ») se penchent sur « l’abondance poignante de menues choses », au sein d’un monde difficile où les trésors se résument à une poignée de cerises ou de graines de courge, « un pain de savon à la pomme […] à ne pas utiliser », quatre oranges, deux rouleaux de papier toilette, et une barre de chocolat chinois à moitié fondue (du chocolat « aussi fondant que de l’amour »). Les oranges sont tellement extraordinaires que non seulement elles reviennent à plusieurs reprises dans le recueil, au même compte que le chocolat, mais en plus un poème entier leur est dédié, « Portocale », dans lequel les enfants, malgré leur faim, ne se jettent pas dessus pour les dévorer, mais commencent par les humer, les toucher du bout des doigts, avant de les porter à leurs lèvres, les yeux mi-clos, anticipant la saveur d’un bonheur aussi simple que « du linge dansant joyeusement sur une corde verte ». Le mot roumain pour « orange », « Portocale », sonne comme un port lointain et coloré.
On rêve petit et on rêve de peu, mais on rêve sans cesse, car même si en public les mouvements et la parole sont bridés, à la maison le corps et l’esprit restent indomptables, et cette sauvagerie est centrale au livre de Clara Burghelea. Les mains, sales, touchent, caressent, saisissent, cherchent à savoir, quand elles ne frappent pas (le regard « glauque / qui pue le cognac » d’un père violent traverse le poème « Un certain remous »). Les dents mordent dans la pastèque dégoulinante, dérobée au marché. Les yeux suivent et fixent intensément. Le cœur ne se prive pas de battre la chamade, ni les jambes de grimper aux arbres. Les enfants ont les genoux couverts de bleus et les cheveux en bataille. Ça sentirait presque le bonheur, si le parti ne parvenait pas à s’immiscer dans la sphère domestique et la faim ne tenaillait pas constamment le ventre, comme on le constate lorsque les enfants jouent avec leurs timbres de collection : « l’histoire des nations se trouve à l’intérieur des bords perforés / et nous apprend à redoubler de vigilance », « une fois les négociations terminées / nos ventres affamés nous rappellent à l’ordre ». Le magnifique poème « Les questions du corps », avec ses questions sans réponses, peut aussi être lu comme le contrepoids d’un interrogatoire du parti.
Nous l’avons compris, le corps, siège des sensations et des émotions, incontrôlables, est une composante essentielle de The Flavor of the Other. Il est vecteur, il fait tampon entre l’être et le monde. Il éprouve la faim – de nourriture mais aussi d’aventure. La nourriture brille dans les poèmes de Clara Burghelea par son absence : la manne la plus convoitée étant l’orange et la plus courante la tranche de pain rassis saupoudré de sucre ; les rares fruits sont trop mûrs ou aussi poussiéreux que le trottoir ; le sucre, la farine, le lait et le pain s’obtiennent contre des tickets de rationnement ; la tablette de chocolat vient de Chine et les fleurs de tilleul jonchaient la rue avant qu’on ne les fît sécher sur le petit balcon puis infuser, « contre le mal de gorge / et pour retrouver son chemin ». Le mystère qui entoure ces poèmes résistants fait leur force, en s’opposant à l’inexorabilité de l’histoire.
La plupart du temps, seul l’amour se mêle à la salive dans la bouche : celui de la mère, dont le corps est si usé. Ses os craquent, ses mains sont calleuses, pleines d’ampoules et d’histoires à raconter, et pourtant elles restent légères et douces quand elles caressent le front de ses enfants. « Un jour, l’amour d’une mère se transforme en blessure, de la taille d’un sein manquant » : sa mort est ressentie comme une amputation par la poète, qui se plonge dans le giron des livres, « lus au lit, par terre, sous les couvertures », et qui font qu’« aucun lieu ne peut te contenir ». Déjà les mots remplissent leur rôle réconfortant, consolateur. Le manque (mère/nourriture) est comblé par eux, « qui la possèdent mieux / que l’amour ». La poète apprend peu à peu à « s’abriter » dans les vers de ses propres poèmes, qui, écrits, en anglais et à New York, « éclairent l’obscurité ». Elle remarque que sa « langue natale est devenue étrange » et que « le pays natal est devenu élastique, une bouche en plus ». Lorsqu’elle raconte en anglais les plats qu’elle avait l’habitude de manger enfant en Roumanie, son accent roumain s’épaissit. Elle n’est pas d’ici, et plus de là-bas.
« Il n’y a pas d’endroit plus dangereux que le corps » nous dit Clara Burghelea, quand ses cellules brûlent de trop manquer (« ce qui altère le goût des aliments »). La résilience prend la forme d’une nouvelle peau recouvrant les cicatrices des blessures, une peau acquise ailleurs, dans des « eaux inconnues », si l’on veut bien laisser la géographie s’emparer de nous. La poète narratrice se retrouve seule à New York, « ville de disparition, / d’alvéoles de miroirs humains, / d’air résonnant d’appels restés sans réponse » : ville du froid, du silence, des heures creuses, des mots aiguisés par la tristesse, de la colère, du mal-être dans une peau qui mue, du tatouage sur le poignet, que l’on peut encore « entailler sans abîmer les jolies lettres ». Elle comprend que c’est chez « l’autre » qu’elle retrouvera des repères. Dans chaque main qui approchera son visage pour le toucher elle cherchera celle de la mère manquante, et la passion amoureuse prendra peu à peu la place de l’amour maternel. Le déplacement géographique a ébranlé le concept d’identité. Plus tard, quand elle retournera en Roumanie en visite, elle s’étonnera de ce sentiment d’étrangeté ressenti « dans la parcelle de peau la plus familière ».
En attendant, la perte continue son travail de sape, et le moi se divise entre l’enfant et l’adulte, lui-même scindé par la vie : l’enfant exilée qui s’est mue en poète puis en femme est devenue mère de deux enfants, « son âme réduite à rien », son ancien moi devenu « un fantôme / qui a grandi sous la chair craquelée », et il lui faut creuser sans relâche, la peur au ventre, pour finalement constater, ô soulagement, qu’« elle rêve encore / poète / piégée dans un corps de femme », et qu’elle a toujours ce besoin de « connaître les différentes nuances des fragilités des autres pour les confronter aux siennes ». Et même si elle mange à sa faim aujourd’hui, sa soif pour « l’arôme d’une autre vie qui la fait avancer », « soif des menues choses / dont les noms n’appartiennent qu’à [elle] » n’est jamais rassasiée, et c’est tant mieux.
Clara Burghelea, comme tous les poètes traducteurs, trouve son élan créateur dans le souci de l’autre. Elle écrit avec ses sens, elle retient les sensations, elle écrit avec « l’arôme de l’autre », avec ce qui prodigue ces sensations. La sensation et l’altérité vont de pair. L’arôme de l’autre, c’est aussi l’attrait pour l’autre, pour l’ailleurs, et leur mystère. L’altérité, qui porte le changement, le mouvement, la variation et la réciprocité est le contraire de la rigidité identitaire pronée par le parti. Les régimes totalitaires, dans lesquels la langue est un outil politique, de propagande et d’aliénation, s’appliquent à faire taire l’altérité et la diversité ethnique et linguistique, allégeance politique étant synonyme de langue officielle unique. La poésie résiste contre la langue qui sert une idéologie. Dans le recueil de Clara Burghelea, l’altérité, qui est poésie, ou devrais-je dire la poésie, qui est tout entière altérité, est portée par l’amour et la compassion. La poète réalise que le je qui se cherchait dans les réminiscences des petits événements du passé, en interrogeant les objets et les sensations, et en célébrant la mère, n’est plus atteignable, car sa main ne peut plus toucher sa mère et sa langue la « salade d’aubergines sur une tranche de pain de seigle » qu’elle lui préparait. Elle comprend peu à peu qu’il lui faut toucher et goûter à de nouvelles choses, et qu’il y a de grandes chances pour que la réponse à son étrangeté à elle-même, à sa propre énigme, intensifiée par l’exil et l’éloignement de l’enfance, se trouve dans le rapport avec l’autre.
Triomphant de l’exil et du cauchemar de la dictature, The Flavor of The Other laisse ses lecteurs avec un indispensable goût de poésie et d’ailleurs dans la bouche : un goût de vie. Après avoir lu ce livre, j’ai lu Ma patrie A4 (Patria mea A4), de la poète roumaine Ana Blandiana (née en 1942, traduite par Muriel Jollis-Dimitriu pour les éditions Black Herald Press, 2018), dont Clara Burghelea a cité le nom dans un entretien, et j’ai trouvé des correspondances entre leurs langues poétiques respectives, nées enfermées dans un espace exigu et contrôlé, mais qui ont résisté et se sont librérées en faisant la part belle aux sensations ; des langues aussi simples verbalement qu’elles sont profondes émotionnellement. Ana Blandiana, qui ne s’étonne plus « d’être étrangère », et pour qui « L’aliénation est naturelle / Lorsque tout ce qui est nouveau / M’oublie et s’efface », attend « avec anxiété de voir / Si les bourgeons s’ouvriraient encore une fois », comme Clara Burghelea guette les bourgeons du jasmin et le resurgement des mots, avec la même obstination que sa mère, quand elle faisait la queue pour les vivres rationnés. Blandiana « respire profondément, elle inspire, elle expire / Le printemps qui la traverse, / La lavant de ses terreurs. […] Et mes yeux et mes narines / Découvrent le secret : / Une rotation douce et infatigable dans le chaos, / Enroulant sur le fuseau des cieux / Des arômes et des nuages. » Finalement, comme chez Burghelea, chez Blandiana les cerises sont des « petites boules noires où se mêlent / L’amer et le doux », et elles laissent des « traces d’encre ».
(Sabine Huynh, Tel Aviv, 1er novembre 2020.)
Cet article a été publié dans la revue de poésie contemporaine Terre à ciel, avec un extrait du recueil The Flavor of the Other : six poèmes, traduits de l’anglais par Sabine Huynh.
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