
Pour avoir traduit deux livres de Seymour Mayne, je ne puis que confirmer que son dernier en date, Perfume : Poems and Word Sonnets (à paraître aux éditions Ronald P. Frye & Co., été 2020), perpétue ce que j’admire dans son travail : profondeur, élégance, gravité teintée d’ironie, résonance biblique, grande attention portée aux détails, à la nature et au vivant. J’y constate aussi que le thème de la mort y occupe de plus en plus de place, mais rien de lugubre chez ce poète canadien à l’écriture toute en retenue, né à Montréal en 1944, qui a publié son premier poème dans une revue littéraire canadienne il y a exactement soixante ans, et que j’ai connu à l’université d’Ottawa il y a une dizaine d’années.
La peinture qui orne la couverture de Perfume, réalisée par Sebastian Frye (fondateur de Swimmers Group, une formidable petite maison d’édition indépendante qui publie des livres d’art), montre trois panneaux superposant ce qui semble être le même paysage : un vestige de muraille, des versants herbeux, des arbres, surplombés par un ciel bleu et des nuages blancs bordés de noir – qui pourraient être des nuages de fumée de l’encens des poèmes de Seymour Mayne. Trois dimensions imbriquées et pourtant distinctes, sinon elles ne se répondraient pas, dans lesquelles apparaît le paysage où Seymour Mayne le Juif revient se ressourcer : les collines et les bois de Jérusalem et de la Galilée, en Israël. Ainsi, comme dans un parfum, trois notes orchestrent cet ouvrage divisé en cinq parties (comme les sens, les doigts de la main et les continents). La dernière partie porte le titre du recueil, et de l’un de ses plus beaux poèmes, « Parfum », qui fait « pression sur Dieu » pour obtenir de lui que le monde fleurisse toute l’année durant et que la mort ne soit rien de plus que le parfum qui chasse la vanité et le pouvoir maladif : « Let the world continue / to flower all year long / and let death be only / the perfume / that dispels vanity / and diseased power ». J’ai lu quelque part que Paul Valéry aurait dit ou écrit qu’« une femme qui ne se parfume pas n’a pas d’avenir ». On pourrait dire, au sujet du livre de Seymour Mayne, sans l’ironie du poète de Sète cependant, qu’un poème qui ne laisse rien dans son sillage n’a pas d’avenir non plus.
Les poèmes, les vers et les mots ont-ils un parfum ? Ce terme évoque la poésie chinoise classique, dans laquelle il apparaît souvent. D’ailleurs, Li Po lui-même, le grand poète chinois de la dynastie Tang, est mentionné dans le poème « Tasting Tel Aviv » (« dégustation à Tel Aviv »). Un parfum se compose de senteurs différentes, chacune d’elles entraînant les sens et la mémoire sur des sentiers distincts. Ce qui fait de Perfume (et du travail de Seymour Mayne en général) un bouquet riche et inédit, c’est le rappel entre les lignes de son appartenance à la famille orientale, chaleureuse et sensuelle. Le mouvement que le poète a créé avec Perfume est large, cosmopolite et enveloppe son Canada natal, les contrées d’origine de ses ancêtres juifs et celles des poètes qui lui ont montré la voie.
Ce que la poète américaine Amy Lowell, versée en poésie chinoise (pour avoir poétisé les traductions de la sinologue Florence Ayscough publiées dans Fir-Flower Tablets, Houghton Mifflin, 1921), tenait de plus important dans un poème, davantage que la versification, c’était son parfum : « I hold that it is more important to reproduce the perfume of a poem than its metrical form, and no translation can possibly reproduce both », écrit-elle dans sa préface au livre Fir-Flower Tablets. L’esprit du poème perdure dans le souvenir, au-delà des mots : son secret, son mystère, sa formule ? Après tout, un livre n’est-il pas autant un réceptacle et un vaisseau qu’un flacon de parfum ? Ainsi, quelles sont les notes dominantes du livre Perfume de Seymour Mayne, dont l’intelligence, ainsi que la fermeté et la précision du style (poèmes fins, compacts et solides rappellant des roseaux) évoquent la poésie chinoise et le coup de pinceau du calligraphe ?
On ouvre Perfume et l’on sent d’emblée un vent d’automne froid et hostile, annonciateur de neige, de gel et de silence glacial. L’entrée en matière procure une sensation d’engourdissement et le sourire du parfum apparaît comme triste. Toutefois, cette tristesse se révèle éphémère. On poursuit la lecture et les images qui prennent vie sous nos yeux et finiront par s’imposer sont celles d’abeilles, d’oiseaux, d’écureuils, de baleine, de mer, de soleil et d’étendues herbeuses : les éléments naturels donnent à ce livre ses notes de fond, soit sa profondeur musquée, sa suave intensité, son âme étrange et étrangère tenace, tout ce qui fait la luminosité de ce qui restera gravé dans le souvenir, aux dépens des notes de tête sombres qui sentent le cercueil, les mites, la poussière et la mort. Ces notes de fond sont tout aussi animales que gourmandes et sensuelles (fromage Manchego, pain frais, vin, étreintes amoureuses).
Finalement, n’oublions pas la note de cœur de Perfume : la langue, à la fois l’organe et la parole, réjouissante de par sa souplesse et sa rondeur, qui apaise et revigore à la fois. Elle tisse, vivante et amicale : les poèmes de Seymour Mayne sont comme ces poignées de main à la Celan, des textes tournés vers l’extérieur, offerts et dédiés aux amis du poète.
C’est à travers la langue, qui est la « terra firma » – non plus « of ice », « de glace », mais d’accueil – et la destination finale du « long voyage sur des eaux lointaines », que Seymour Mayne peut, comme Li Po, aspirer à l’immortalité : « We talk, debating silence / and eternity with words ».
(Sabine Huynh, Tel Aviv, 19/06/2020)
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Je partage aussi mes pensées sur des livres que j’ai lus ici.