
Cela fait plusieurs mois pour ne pas dire plusieurs saisons que je tourne autour de ce livre tout à fait singulier de Jean Gabriel Cosculluela, S’amuïr suivi de Résister aux mêmes (éditions La passe du vent, 2019. Préface de Jean-Michel Maulpoix. Gravures de Gisèle Celan-Lestrange), sans savoir comment m’en emparer, me sentant à vrai dire désemparée. Je crois que c’est surtout à cause de l’ombre épaisse de Paul Celan, que je vois se profiler derrière chacun des poèmes de S’amuïr, parce que ce livre a manifestement été écrit en compagnie de ce que nous a légué Celan, que je vénère. Chaque fois que je voyais ce livre sur mon bureau, je me disais : il faut avoir osé écrire S’amuïr, car Paul Celan, ce n’était pas n’importe qui, et donc, Jean Gabriel Cosculluela, ce n’est pas n’importe qui non plus. Et cette pensée m’enlevait tous mes moyens. Je n’ai pas écrit de thèse de doctorat en littérature mais en linguistique, et je ne suis pas une spécialiste de Celan, j’en suis juste une grande lectrice tout à fait convaincue, alors malgré tous mes efforts, il faudra que vous me pardonniez le charabia, le vrac des réflexions qui suivront, les coq-à-l’âne et peut-être même les généralités ou les erreurs que je risquerai d’énoncer çà et là… Mais si je ne me jette pas à l’eau maintenant, je risque de ne jamais retrouver le courage de le faire. Tant pis pour le trac. Et désolée aussi si je ne parviens pas vraiment à m’exprimer clairement sur le travail de Cosculluela lui-même, si j’ai besoin de faire des détours et de m’attarder plutôt sur celui de Celan, et un peu sur celui de Perec aussi, que je connais mieux que celui de Cosculluela. Mais disons d’entrée de jeu que les travaux de Jean Gabriel Cosculluela me semblent aussi préoccupés par la traduction et la matérialité du langage que l’ont été ceux de Paul Celan et de Georges Perec, et que je suis tellement reconnaissante à leurs sensibilités plurilingues d’avoir injecté dans les langues qu’elles ont façonnées l’excentricité qui leur est salutaire. Par excentricité, je veux dire étrangeté, originalité, aliénation même, non pas par absence de centre, mais parce que le centre n’est pas figé, il est chaos, mélange, de vie et de mort.
Comme le souligne Jean-Michel Maulpoix dans sa préface à S’amuïr, Jean Gabriel Cosculluela s’est fait « à la fois l’écho et le passeur » de l’œuvre de Celan. Comme Celan, Cosculluela semble ne voir aucune différence entre une poignée ou un serrement de mains et un poème : les deux disent à la fois « je suis là » et « je reconnais votre présence ». C’est merveilleux. S’amuïr, livre fraternel et reconnaissant, est jalonné de noms d’écrivains, poètes, artistes et penseurs phares dans le travail de Paul Celan et de Jean Gabriel Cosculluela, entre autres : Ingeborg Bachmann, Marina Tsvetaïeva, Olvido García Valdés, Claude Ber, Caroline Sagot Duvauroux, Walter Benjamin, William Blake, Henri Meschonnic, André du Bouchet, Jacques Dupin, Anselm Kiefer, Michel Ménaché, Franck Christoph Yeznikian, Georges Didi-Huberman, Pascal Quignard, Bernard Vargaftig, Bernard Mazo, Julien Bosc, Bernard Noël, Pablo Neruda, Charles Juliet. Et Jean Gabriel Cosculluela fait revivre nombre de leurs pensées dans ses propres textes, et cela me rappelle que Primo Levi avait dit qu’il portait le poème « Todesfuge », « Fugue de mort », de Celan, en lui comme une greffe. N’est-ce pas le plus bel hommage qu’on puisse rendre à une personne, la greffer en soi, dans ses écrits ?

Mais revenons à S’amuïr : drôle de mot et de titre pour un livre, direz-vous. Pas tant que cela. Merveille de mot que s’amuïr. À bien y réfléchir, je crois qu’il n’y a pas de verbe qui s’accorde mieux à la poésie de Paul Celan que celui-là. Ce terme est en général employé en phonétique historique : on dit d’un phonème ou une syllabe qu’il ou elle s’amuït pour dire qu’il ou elle s’atténue jusqu’à cesser d’être prononcé(e). Il s’agit de disparition, complète, totale. Il s’agit de ne pas prononcer une lettre, alors qu’elle est bel et bien là, écrite. Il y a eu apocope, soit coupure, amputation, chute. Il y a eu aphérèse, soit ablation. Il y a eu syncope, soit évanouissement, perte de connaissance, état de mort apparente, défaillance, rupture, malaise, asphyxie, interruption finale. Il y a eu l’Histoire. Il y a eu la Shoah. Élision, suppression.
Puis il y a eu les poèmes de Paul Celan la comète, des fils de funambule tendus au-dessus de l’abîme, des moyens de survie donc, plus que des objets purement littéraires, des textes nécessaires dans lesquels les mots sont des portes, les ellipses des éblouissements, les omissions pleinement signifiantes, le sens sans cesse éclairci car multiple. L’inutile est écarté, l’essentiel étoilé est préservé, qui ouvre (sur) la parole : S’amuïr, de Jean Gabriel Cosculluela, c’est cela également.
Puis il y a eu La disparition de Georges Perec, texte dans lequel l’amuïssement du e, bien au-delà du mutisme, a abouti à son élimination complète : La disparition est littéralement sans e, sans eux, rappelons-le(s) – ceux dont la présence représentait un hiatus pour certains. Par ailleurs, sa traduction anglaise (de Gilbert Adair) porte le titre de « A Void », que l’on pourrait traduire dans l’autre sens, toujours en omettant le e, par « un trou abyssal ». La contrainte lipogrammatique a supprimé les e déjà en danger de l’être, ne laissant que les lettres t et r. Traduire La disparition en hébreu est impossible, me répond-on ici à Tel Aviv chaque fois que je m’étonne de son absence, ce à quoi je réponds que oui, bien sûr, sans e c’est impossible, sans aleph c’est impossible, et pourtant, cela s’est produit, cela se produira. Si je traduisais La disparition en hébreu, je ferais tomber la lettre aleph, première lettre de l’alphabet hébraïque, lettre à valeur consonantique transcrite à l’aide des lettres a ou e en français, lettre qui comme le e en français est muette, tend vers le silence (comme le travail de Paul Celan), elle ne possède pas de son propre et a besoin d’être associée à une voyelle. Aleph est une composante essentielle de l’homme, de l’être humain, désigné par le mot « adam » en hébreu : supprimez les deux aleph du mot adam (qui s’épelle aleph, dalet, aleph, mem) et il ne vous restera que les lettres dalet et mem, qui forment le mot dam, « sang », en hébreu. Enlevons le aleph à emet, « vérité », et il ne reste que met, « mort ». Sans aleph, pas de vie. Aleph transforme le sang et la chair en âme vivante. Sans aleph/adam, pas de Dieu non plus (la religion juive dit qu’il faut un quorum de dix hommes adultes pour pouvoir prier). Bref, chez Perec et Celan, le silence n’est pas seulement un trope ou un thème mais il s’incarne aussi dans la langue, dans la disparition que cette langue porte en elle, de façon littérale, dans l’espace même de la page. Les lettres de l’alphabet sont des marques visuelles qui se font remarquer et perturbent le sens, la progression linéaire de mot en mot. Le fil que tisse Celan de poème en poème est tortueux. La matérialité du langage est rappelée, accentuée, dramatisée en quelque sorte. Elle instaure une certaine présence, en attirant l’attention sur la texture des mots et des lettres, qui contient le goût du temps, de l’instant. Des signes dans lesquels on peut trouver un refuge, une demeure.
Branches, fleurs, fougères,
palmes, tournesols,
nombres.
Aucun nom ne reste trop longtemps
de chaque maison
et de la langue
détruites.
Bois de chênes, étoiles.
Traverses, graviers concassés, rails.
Aucun nom ne reste trop longtemps.
Tu t’attardes aux étoiles.
Dans le reflet de l’impossible dans le possible
nous attendons nos possibles.
Où lis-tu encore le mot lumière ?
Le mot torrent ?
Le mot peu ?
(J. G. Cosculluela, S’amuïr suivi de Résister aux mêmes, p. 35)
Les textes de Paul Celan, de Georges Perec et de Jean Gabriel Cosculluela sont remplis d’amuïs, de silences, de disparus, avec lesquels ils sont composés, mais d’amis aussi, pour que les noms cessent de s’égarer dans le vide, et que la distance entre les êtres, ce hiatus marquant les différences, s’amoindrisse, afin que tout reste près de nous, pour que rien ne soit oublié (c’est Celan qui, dans une lettre à son ami Erich Einhorn, avait exprimé quelque chose de ce genre). Leurs livres sont des « poignées de mains », des livres fraternels et bienveillants, et qui n’ont de cesse de rappeler d’où ils viennent et à qui ils doivent ce qui les porte, eux et leur écriture. Ce qui nous porte est là où nous finissons par demeurer, par vivre.
Pour faire encore un petit bout de chemin avec le mot « s’amuïr », je l’avoue : j’adore ce terme, je l’avais même utilisé dans l’un des poèmes de mon livre Kvar lo (où j’ai d’ailleurs placé quelques mots de Paul Celan en exergue). Qu’entend-on dans s’amuïr, en plus de sa définition du dictionnaire et de toutes ces choses graves énoncées plus haut ? Personnellement j’entends s’aimer, mais aussi s’évanouir, inouï, ému, mourir, muer, myrrhe, et myrte… Et je me souviens qu’une traduction anglaise du poème « Strähne » de Celan, « Mèches », comportait les mots « creeping myrtle », « myrte vivace », là où en français on avait mis « buissons de pervenches ». Même si la traduction du mot allemand « Singrün » employé par Celan est bien « pervenche », j’ai aimé l’emploi du mot « myrte » dans cette traduction anglaise-là, à cause d’Israël, terre où croît la myrte et où Celan s’était rendu en 1969 si mes souvenirs sont bons.
Mais trêve de fausses digressions, que puis-je dire sur la langue de Jean Gabriel Cosculluela telle que je l’ai perçue en lisant S’amuïr ? Qu’elle est précise, qu’elle ne transforme, ne dramatise ni ne poétise son sujet risqué, grave (qu’elle gravit), fait de rocailles, de nuit et de silence ; qu’elle creuse, nomme, pose, dépose et relie. Rien n’y est gratuit et tout semble se dérober, et pourtant elle tend autant vers la lumière que vers le silence. On lit les poèmes de Cosculluela comme on escalade des falaises escarpées, en engageant son corps tout entier, en tentant de s’accorder à la géologie des anfractuosités, en rebondissant sur leurs découpures, en devenant la roche qui chute et ricoche. Lecture physique donc, ardue, mais oh combien gratifiante.
Rien n’est dû
à une vie,
à une mort
que ce chemin.
Elle se sépare du chemin,
il n’y a rien
et il faut arracher
le dernier mot,
impossible.
Il n’y a pas
de trace de l’oubli
dans la gorge,
hors la gorge.
Ce qui survient
soudain
dans la gorge,
hors la gorge,
dans le silence
de l’instant même.
Elle se sépare du chemin.
Elle marche
dans le dernier mot,
elle demande
le secret,
elle marche
déjà
comme sous terre.
Le dernier mot
où
le silence résonne
source insaisissable,
inouïe,
déjà torrent.
Le mot torrent
n’est pas comme.
Pas de ciel.
(J. G. Cosculluela, S’amuïr suivi de Résister aux mêmes, p. 64)
Les poèmes de S’amuïr contiennent beaucoup de blancs : les vers, très brefs, les mots, sont justifiés à gauche, adossés ou faisant face à l’abîme. Les poèmes sont placés en équilibre au bord du chaos, du ravin des limites de la langue, de son incapacité à articuler l’indicible. L’espace de la page intègre l’origine chaotique des poèmes, qui se présentent en cascades de mots, de motifs et de détails, magnifiés par leur isolation spatiale et par les césures, les coupures rythmiques et les fragmentations qui, en plus d’être des blessures, laissent entendre un rythme préexistant, celanien. La forme très maîtrisée se fait l’écho de celle des poèmes de Celan en l’éprouvant. Les poèmes de Cosculluela sont des sortes de poèmes-fractales où chaque mot met en abyme la poésie de Celan, soit le silence et le chaos d’où elle provient. La forme, on l’a compris en lisant Celan, est ce qui reste inchangé alors qu’autour tout est bouleversé. La forme ce sont la langue et les régularités auxquelles le poète peut la soumettre. La langue de Celan a réussi à extraire une certaine logique du chaos de son histoire familiale intimement liée à l’Histoire. Cosculluela quant à lui est parvenu à intégrer dans sa propre langue la logique du chaos cérébral de Celan.
Les poèmes de Cosculluela sont post-celaniens et ne cachent à aucun moment ce qu’ils doivent au poète roumain, sans pour autant tomber dans une réduplication fatigante de l’esthétique celanienne. Il y a mise en résonnance avec emploi de procédés réitératifs mais qui sont plus de l’ordre de répétitions fractales imprévisibles contribuant à injecter dynamisme et turbulence aux poèmes, et à refléter, et creuser, l’absence, puisque le moment où le motif reviendra n’est pas prévisible. Donc en tant que lectrice je suis à la fois rassurée, consolée et surprise. L’irrégularité rythmique et prosodique des poèmes me tire de la torpeur dans laquelle j’aurais pu sombrer en croyant avoir repéré des motifs récurrents. Parce qu’il y a absence il ne peut y avoir de constance et la répétition imprévisible révèle des possibilités multiples (est-ce que c’est à cela que la formule « résister aux mêmes » de Cosculluela se réfère ?) : sous la langue allemande des poèmes de Celan il y avait la langue de Celan, l’allemand employé par Celan était l’allemand de Celan, une langue plurilingue qui vibrait de la connaissance qu’avait le poète d’autres langues, dont l’hébreu (et le français, le latin, le yiddish, le roumain, sans compter qu’il a aussi traduit du russe, de l’anglais et peut-être même de l’italien et du portugais si mes souvenirs sont bons, des poèmes d’Ungaretti et de Pessoa). De la même façon, si l’on creuse, l’on trouvera probablement sous la langue des poèmes de Jean Gabriel Cosculluela, qui dit de la traduction dans un entretien reproduit à la fin de son livre qu’elle est « nodale dans son travail », d’autres langues que le français, dont l’espagnol (il a traduit Alfonso Alegre, Heitzmann, Miguel Casado, José Luis Jover, Albert Ràfols-Casamada). Les langues des poètes plurilingues sont des lieux communautaires, de co-existence, d’échanges, des lieux où l’on peut vivre. C’est en y intégrant d’autres langues que Celan a pu se placer en étranger face à la langue allemande, et acquérir la distance qui a fait de l’allemand une langue étrangère pour lui, condition nécessaire à l’écriture.
Ce qui captive, ensorcelle, quand on lit Celan, c’est l’unheimlich dans sa langue : ce côté sauvage, excentrique, étranger, qui fait croire que ses poèmes sont opaques, obscurs. Le lecteur non aguerri ne s’y sent effectivement pas toujours à l’aise, pas toujours chez lui. L’exil linguistique et géographique éprouvé par Celan habite les mots et ralentit la lecture. D’aucuns croient qu’une fois les motifs celaniens identifiés, il est possible d’écrire des pastiches de poèmes de Celan ; ceux-ci seront reconnaissables en tant que pastiches dans la facilité qu’on aura à les lire, car ils auront rendu Celan familier, ils l’auront « domestiqué ». Or, il n’en est rien avec S’amuïr, un livre excentrique, qui possède sa propre étrangeté dans sa façon de creuser la langue et de faire quelque chose de la résistance qu’elle oppose. On y sent en lisant les risques pris par Jean Gabriel Cosculluela et l’humilité qu’il ressent face à la langue, le fait qu’elle restera toujours une étrangère. Cette humilité renvoie bien sûr à l’insuffisance de la langue et à son incapacité à dire l’indicible (la cruauté, la souffrance humaine, la mort, le silence après Auschwitz). Presque dire, c’est toujours ce que nous aurons de mieux face au pire.
La dernière partie du livre, « Résister aux mêmes », qui contient « trois brefs essais sur la poésie » et une conversation avec Jean Gabriel Cosculluela menée par Thierry Renard, sert en quelque sorte de boussole à S’amuïr. Et sur cette phrase pas si énigmatique que cela, je vous laisse commander sans plus tarder ce livre important.
Elle garde la brûlure
vive
d’un chemin
vers une maison,
vers un horizon
qui s’absente,
elle garde encore
un chant
en retombée
de sa voix,
elle garde
dans ses pas
l’ombre
d’un corps
nomade
jamais
délié
de la terre,
ses yeux,
ses mains,
son corps
se nomment
à peine
(J. G. Cosculluela, S’amuïr suivi de Résister aux mêmes, p. 51-52)
(Sabine Huynh, Tel Aviv, 17/04/2020)
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Je partage aussi mes pensées sur des livres que j’ai lus ici.