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Avec Géographie (éditions Jean-Claude Lattès, 2019), Anne-Sophie Barreau nous livre une fiction aussi déroutante que l’était MacGuffin (éditions publie.net, 2014), que j’avais beaucoup aimé. Au contraire du texte de MacGuffin, qui se déployait à partir de photographies, celui de Géographie n’a de cesse de rappeler que sa narratrice, qui consigne dans un journal intime tenu dans le train Paris-Lille des faits concernant une relation amoureuse, déplore qu’un “grand album rempli de sons, d’images et de rencontres, celui aussi qui témoignerait d’une vie ensemble, comme à Ouagadougou et San Francisco, n’existe pas”.
J’emploie le terme “déroutant” en pensant plus au terme “puzzle” qu’au terme “déconcertant”, même si j’ai trouvé que Géographie, dont le fil de l’intrigue, en milieu de parcours, s’étire un peu dans tous les sens et peut-être trop loin dans l’enfance (ce qui n’était pas absolument nécessaire, à mon avis), aurait gagné à être plus resserré pour que l’enquête, puisque c’est ainsi que j’ai en partie lu ce livre, tienne en haleine de manière égale. Peu importe. En fait, à bien y réfléchir, tout est cohérent dans cet embrouillamini : le fait que la narratrice semble perdre la voie, ou s’en écarte volontairement, en s’autorisant des détours jusqu’au territoire de la petite enfance, constitue finalement un signe de son propre trouble face à cette histoire d’amour qui a du mal à prendre pied, à s’ancrer, et à trouver une direction, car il s’agit de ce que l’on appelle en anglais une “long distance relationship” (j’ai recours naturellement à l’anglais quand je pense à ça car d’une part je suis bilingue et d’autre part un pan de l’histoire se déroule en Californie, tout comme celle de MacGuffin, et que j’ai moi-même vécu plusieurs relations à distance depuis des pays anglophones, dont les États-Unis).
Je disais que Géographie est aussi déroutant qu’un puzzle : en anglais, on parle de “puzzling” pour dire que quelque chose nous déconcerte l’esprit. Une relation à distance est toujours compliquée et requiert énormément de patience, comme un puzzle donc, mais dont la myriade d’éléments se trouvent non seulement à des milliers de kilomètres de distance, et aussi dont l’image complète ne peut pas être donnée à l’avance sur la boîte, car il n’y a pas d’image, ni de boîte d’ailleurs (un avantage ?), elles n’existent pas, et encore moins s’il n’y a pas de photographies ayant enregistré les instants vécus. Il n’existe pas de modèle à suivre, il s’agit d’une “géographie” trompeuse, dépourvue de cartes. Dans une relation à distance, en général les choses ne reprennent pas aisément là où on les avait laissées, il faut toujours tout recommencer à zéro, les premiers jours des retrouvailles sont difficiles, les rôles changent, ne s’endossent pas avec facilité, surtout si on refuse de faire semblant, et c’est la géographie du désordre émotionnel qui en résulte que l’auteure tente de mettre à plat.
Ainsi, la narratrice essaie de reconstituer une histoire dont les traces, les rebonds et les variations, trop subtils, se perdent dans la distance et la mémoire, et c’est pourquoi le journal et sa retranscription dans Géographie sont si importants. Mais les mots, même si, écrits dans une langue “blanche” (Annie Ernaux est évoquée), se veulent objectifs, ce qu’ils ne parviennent jamais à être en réalité, car la mémoire subjective s’en mêlera toujours, ne peuvent pas être exhaustifs quand il s’agit de sentiments, de quelque chose d’aussi difficilement représentable (d’où la nécessité de la poésie) et dont on peine à dessiner les contours et à toucher le fond, vu qu’on est souvent impuissant face à ce que l’on ressent. Le sujet est inépuisable et épuisant.
Les trajets, transatlantiques, sont longs, les routes prises dans le noir deviennent angoissantes et risquées, et le motif de la perte est récurrent dans Géographie (il était central à MacGuffin), notamment avec l’égarement de la bague qu’elle porte à son annulaire. J’avais souligné en écrivant sur MacGuffin le goût qu’avait Anne-Sophie Barreau d’étirer la réalité en se référant au paysage cinématographique : l’univers de David Lynch trouve sa place dans celui de Géographie, ainsi que celui d’autres réalisateurs et écrivains. Et parce qu’Anne-Sophie Barreau évoque dans son livre la magnifique bibliothèque Toussaint à Angers, où j’ai été invitée à faire une lecture il y a quatre ans, l’année pour moi de la fin d’une relation qui avait duré vingt ans et dont les premières années avaient dû se dérouler “à distance”, j’en profite pour dire ici, la mort dans l’âme, combien je regrette encore d’avoir vu disparaître dans le lavabo de la chambre d’hôtel où j’ai dormi la nuit de la rencontre littéraire mon alliance, qui en fait était la seconde de cette feue union, puisque l’alliance originelle avait aussi fini avalée par un lavabo de salle de bain. Malgré la séparation, j’avais tenu à garder cette bague à mon doigt pour toujours. J’en profite aussi pour remercier une fois de plus Alain Chiron, qui avait organisé la lecture, de m’avoir aidé à chercher la bague, à quatre pattes sous le lavabo…
Afin de combler l’absence de traces picturales qui auraient témoigné de l’existence tangible d’une histoire dont l’écheveau se dénoue au fur et à mesure que la narratrice le déplie, le texte, refusant l’effrayant vide de l’incompréhension, démultiplie les strates et les directions, ce qui ne contribue pas au resserrement de l’intrigue mais à son emmêlement, peut-être pour lui conférer plus de présence, et force est de constater que le souci d’inventaire qui sous-tend le journal tenu dans le train pendant les six mois que dure la “mission” professionnelle à Lille de la narratrice ne trouve pas les éléments dont il a besoin, d’où l’attention reportée par cette dernière sur un grand nombre de figures inconnues (voyageurs ou personnes sans abri), qui la renvoient à sa solitude et à son attente que quelque chose se passe réellement en rapport avec la relation flottante qu’elle vit.
Géographie, dont tant d’éléments échappent finalement à sa narratrice, se lit avec le même plaisir qu’une intrigue policière (j’avais éprouvé un sentiment similaire à l’égard de MacGuffin, cet autre puzzle, que Géographie vient compléter, en quelque sorte) : on mène l’enquête de concert avec la narratrice en mission, en se creusant les méninges pour savoir à quel moment l’histoire est sortie des rails, à quel moment est apparu le personnage disruptif, à quel moment le réel s’est fissuré, laissant la place aux non-dits. La différence c’est qu’avec cette histoire-ci, et probablement parce que sa narratrice aime se raconter des histoires, l’issue reste indéfinie, et c’est indéniablement cette absence de concrétisation qui fait la puissance de Géographie, renforçant son côté mystérieux : ici, la logique ne permet ni de reconstituer le puzzle, ni d’expliquer l’histoire. Ainsi vont la vie et la littérature.
(Sabine Huynh, Tel Aviv, 07/03/2020)
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Je partage aussi mes pensées sur des livres que j’ai lus ici.