Il y a des mots qui étendent le paysage quand on les lit, ils créent des lisières, illuminent le mystère, donnent envie de partir explorer les territoires qu’ils chevauchent… Je pense en particulier à ceux de Mathilde Roux et de Virginie Gautier, quand ils se présentent et se renforcent ensemble, combinés sous la forme de poésie visuelle et de poésie en prose, dans un ouvrage émouvant intitulé « paysage augmenté #1 » (éditions publie.net, 2019).
Quand j’étais plus jeune, disons de l’âge de quinze à celui de vingt-cinq ans, je ne me séparais pas d’un Mini-Atlas of the World, au fond duquel je me plongeais quand le monde autour de moi devenait indéchiffrable, irrespirable. Je l’ai toujours en ma possession, il se trouve désormais dans la bibliothèque de ma fille, entre son livre pour reconnaître les oiseaux et celui pour reconnaître les fleurs des champs. Ce qui me fascinait le plus concernant cet atlas, bien plus que ma facilité à apprendre par cœur des listes de noms de pays et de villes, c’étaient les espaces vides, qui n’étaient pas toujours désignés et qui demandaient qu’on s’y perde et s’y ré-invente. Et petit à petit, ça parlait à nouveau calmement dans ma tête, et ma main droite, celle avec laquelle j’écris, commençait à me démanger. Heureusement, le monde n’était pas uniquement le quotidien qu’il nous était donné de vivre, ce que nous en avions trouvé, ce qui nous avait été imposé de lui, n’était pas tout ce qu’il y avait à en connaître.
paysage augmenté célèbre tout ce qui est en marge, nu, pas dénommé, vague, flottant, indéterminé, pas rattaché à une géographie et à une identité définies : tout ce qui est équivoque en fait.
Une carte vous dit où vous êtes, et si vous n’y êtes pas, vous êtes perdu, alors que c’est pourtant à travers les brèches que la lumière se faufile et que la saxifrage croît. Le perdu dont le cœur bat soudain plus fort et plus vite devient éperdu et se ranime. Ce qui ne se trouve pas sur la carte n’a pas forcément disparu, au contraire, ailleurs il vit, intensément probablement.
Ce livre, à la fois poétique, géographique et politique, défamiliarise les territoires établis par les hommes, tout en renversant le statut de leurs frontières, ainsi que la logique et le bien-fondé de leurs aménagements. Virginie Gautier a relevé avec brio le défi d’accompagner les images de « cartographie subjective » de Mathilde Roux, dont certaines sont déjà augmentées par des mots « cut-out », découpés, par d’autres mots, qui forment une langue pour dire l’inconnu du monde mis en relief dans les nouvelles formes tracées par les cartes de clair et d’obscur travaillées par Mathilde Roux ; cartes sans couleurs, ton grave, mais cartes « augmentées » qui ne sont pas dénuées de subjectivité, car elles sont approfondies par des mots qui ré-humanisent un monde dont les flux mémoriels ont été figés et les expériences de l’espace et du temps réduites à des appellations et formules pour des besoins de définition et de domination – un monde rendu abstrait, une peau d’animal mort clouée au mur.
Palimpseste est un mot qui vient à l’esprit en se plongeant dans paysage augmenté : palimpsestes que sont le monde, le discours et la mémoire. Le travail qu’on imagine patient et minutieux de Mathilde Roux et de Virginie Gautier est comparable à celui des paléographes pour qui ce qui est révélé de nouveau s’avère être les traces d’un passé occulté. N’en est-il pas toujours ainsi ?
Collages, juxtapositions de cartes et de textes de fiction, du prosaïque normé et de l’inconnu, font de paysage augmenté un journal poétique dans lequel la subjectivité et le corps des arpenteurs anonymes s’inscrivent comme des cartes épistolaires en attente d’attention et de réponse, de reconnaissance. Je suis là, entend-on ici et là dans cette cartographie sensible du réel, j’existe.
paysage augmenté m’a donné envie de relire le livre d’Adrienne Rich, An Atlas of the Difficult World – Poems 1988-1991 (W.W. Norton, 1991), qui a cartographié un nouveau territoire dans la poésie américaine : « These are not the roads / you knew me by », « ce ne sont pas les chemins / qui t’ont permis de me connaître ».
Alors pour clore cette note de lecture, voici un poème d’Adrienne Rich extrait de An Atlas of the Difficult World, dont je dédie ma traduction française à Virginie Gautier, Mathilde Roux et aux éditions publie.net, pour prolonger la réflexion sur leur très beau livre.
II
Voici une carte de notre pays :
voici la Mer d’Indifférence, revêtue d’un émail salé
Voici la rivière hantée coulant du sourcil à l’entre-jambe
nous n’osons pas boire son eau
Voici le désert où l’on plante des missiles comme du maïs
Voici le panier à pain de fermes qui ont été saisies
Voici le lieu de naissance du garçon rock’n’roll
Voici le cimetière des pauvres
qui sont morts pour la démocratie Voici le champ de bataille
d’une guerre datant du 19e siècle le sanctuaire est connu
Voici la ville côtière du mythe et du récit où les flottes de pêche
ont fait faillite voici où il y avait du travail sur la jetée
fabrication de bâtons de poisson congelé payé à l’heure et sans actions
Ceux-ci sont d’autres champs de bataille Centralia Detroit
voici les forêts vierges le cuivre les mines d’argent
Voici les banlieues du consentement le silence s’élève des rues comme de la fumée toxique
Ceci est le capital d’argent et de dolor dont les clochers
ont poussé à travers des couches d’inversion dont les ponts s’effritent
dont les enfants errent dans des impasses confinées
entre des rouleaux de barbelés
J’ai promis de te montrer une carte j’ai dit mais ceci est une fresque
eh bien qu’il en soit ainsi les différences sont ténues
la question est de savoir d’où on la voit
(Sabine Huynh, Tel Aviv, 03/03/2020)
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