Courts textes déjà publiés ou inédits, sortis de mon tiroir et dépoussiérés, qui relatent tous de vrais rêves. Elles sont bizarres mes histoires, et elles proviennent d’un monde qui n’appartient qu’à moi.
Short texts already published or as yet unpublished, taken out of my drawer and dusted off, all about real dreams. My stories are strange, and they come from a world that belongs only to me.
C’est pendant cette période que des images, des sensations, des rêves me sont parvenus, d’abord indistincts puis plus limpides, si limpides qu’ils en sont devenus douloureux. Au quinzième jour, les images se sont précisées. Comme j’avais la fièvre je n’ai pas réussi à les chasser.
Olivia Rosenthal, Mécanismes de survie en milieu hostile. Gallimard, 2014.
The logic of dreams is superior to the one we exercise while awake. In dreams the mind at last finds its courage: it dares what we do not dare. It also creates: from nightmares to fantastic calculations… and it perceives reality beyond our fuzzy interpretations. In dreams we swim and fly and we are not surprised.
Etel Adnan, Journey to Mount Tamalpais. The Post-Apollo Press, 1986.
… we dream to forget. It seems dreams are an erasure; a way to ease obsession; strategies for survival. Dreams are like writing.
Alice Fulton, Feeling as a foreign language. Graywolf Press, 1999.
Le sourire du vieux chien biscuit
Il ne me fallut pas plus de deux minutes pour descendre de chez moi, sortir par la porte de derrière, et traverser le parking pour arriver à l’immeuble voisin du mien, le numéro 3, qui abritait dans son sous-sol l’imprimerie d’une maison d’édition réputée. La porte était entrouverte, je la poussai et descendis en hésitant, mes feuillets à la main. Il n’y avait personne dans la grande pièce éclairée au néon où d’habitude résonnaient les voix de Sarah et d’Itzhak ergotant au téléphone. Ils avaient tous dû prendre leur pause de midi en même temps, y compris Maya, la jolie réceptionniste rousse, à moins qu’elle ne se fût absentée quelques minutes pour aller aux toilettes. Je connaissais tout ce petit monde convivial de vue car nous nous croisions souvent sur le parking, commun aux deux immeubles. De temps à autre, la voiture de l’un d’entre eux bloquait la mienne, alors j’allais demander à Maya d’en prévenir le propriétaire, qui, avant de déplacer son véhicule, essayait en général d’engager des micro-conversations. Celles-ci commençaient invariablement par les mots « quelle chaleur il fait aujourd’hui », suivis de « tu ne serais pas le fils d’un tel par hasard ? », puis de « ah, ils fabriquent toujours des meubles dans ce kibboutz ? Ma femme et moi y avions acheté notre première salle à manger, il y a quarante ans de ça ».
Dans cette ville méditerranéenne, connaître quelqu’un de vue signifiait connaître son prénom, sa profession, son état civil, le nom de son patelin de naissance, celui de ses parents, mais aussi de l’unité dans laquelle il avait servi à l’armée. Ce dernier sujet était tabou pour moi : je fus réformé à cause de mon histoire de dépression chronique. Si un vrai Israélien est un Israélien qui a fait l’armée, alors je ne sais pas ce que je suis. C’est dommage parce qu’il ne me fut jamais donné de vivre ailleurs qu’en Israël. J’avais emménagé dans l’immeuble voisin de celui de la maison d’édition six mois auparavant, après une bonne trentaine d’années passées au kibboutz. J’étais resté là-bas aussi longtemps car je croyais qu’à défaut d’avoir pu faire mon service militaire, les champs auraient fait de moi un vrai Israélien, musclé, respirant la santé, le beau-fils dont toutes les mères rêvaient. Je mis du temps à comprendre qu’au travail dans les champs succéderait le travail à l’usine de jus d’orange puis à la porcherie (chut, c’est un secret), et à la fabrique de barres glacées au chocolat avant que celle-ci ne ferme, et qu’au vingt-et-unième siècle, ceux qui n’avaient jamais quitté le kibboutz dans lequel ils étaient nés étaient plus considérés comme des perdants que comme des héros. Le temps des pionniers révérés par nos grands-pères était révolu. Dans l’histoire pour enfants que je désirais faire publier, il avait aussi fallu plus de trente ans pour que ce qui devait arriver arriva enfin.
Je voulais accéder aux bureaux, j’étais sûr qu’un escalier y mènerait du sous-sol. Après avoir buté sur des piles de livres empaquetés pour être envoyés aux libraires, je découvris une porte masquée derrière un grand miroir vertical. Je faillis rebrousser chemin en y rencontrant le reflet d’un type court sur pattes, hirsute, pas rasé, l’air malade, aussi pâle que sa chemise blanche, dont je m’empressai de sortir les pans de mon jeans pour me donner un air décontracté. Le mauvais tissu affreusement froissé n’arrangeait pas mon allure. Vaincu, je haussai les épaules et résolus de faire comme d’habitude : ne prêter aucune attention à mon apparence. Je ne pus jamais rivaliser avec ces vrais Israéliens au crâne poli, vêtus d’un pantalon d’aventurier kaki, un « baggy » aux multiples poches, vides bien sûr, et d’un T-shirt moulant arborant soit un logo ésotérique, soit les lettres « FUCK », avec le C ou le K à l’envers.
La porte menait à une cage d’escalier en béton gris. Je répondis à l’invitation des rais de lumière qui éclairaient le sommet des marches et me retrouvai dans le hall d’entrée de l’immeuble. Une plaque indiquait de se rendre au quatrième étage pour les bureaux de la maison d’édition. C’était aussi simple que cela. J’aurais pu faire comme tout le monde, entrer par devant, au lieu de passer par derrière et de descendre au sous-sol pour remonter de l’autre côté… J’imagine qu’inconsciemment, j’avais espéré recevoir des encouragements de la part des employés de l’imprimerie, et peut-être même une escorte jusqu’aux hauteurs, après les avoir éblouis en leur lisant ce que j’avais écrit.
Aussitôt que mon index eut pressé le bouton de la sonnette, la porte blanche me céda automatiquement le passage avec un petit claquement sec, révélant un long couloir. Là non plus, il ne semblait pas y avoir un chat, à part dans l’histoire que renfermaient les pages que je m’efforçais de ne pas froisser. Je ne sais pas pourquoi je n’avais pas songé à les mettre dans une enveloppe ou dans une pochette plastique, pour les rendre plus présentables. J’avais sans doute agi impulsivement afin de devancer la peur. Le chat qui m’accompagnait était persan, aveugle, âgé d’une centaine d’années, et prêt à embarquer pour son dernier voyage. Le vaste océan des possibles s’étendait devant lui. Je crois que ce qui m’avait décidé à tenter ma chance, c’était quand Maya m’avait dit qu’avec une tête comme la mienne, elle était sûre que j’écrivais des histoires originales.
« Y a quelqu’un, s’il vous plaît ? » Ma voix faible ne porta pas, absorbée par un sol recouvert de moquette et les rayonnages tapissant les murs. Les livres montaient la garde dans des bibliothèques-vitrines qui longeaient le couloir. Tout au bout de celui-ci, sur la gauche, je vis une tête apparaître, le temps de cligner les yeux, elle avait disparu. C’était une tête de chien assez volumineuse. Tout comme le Lapin Blanc entraîna Alice au fond de son terrier, la tête aimanta mes pas. Je passai rapidement devant une série de portes, certaines closes et d’autres ouvertes sur des pièces en désordre. Mon regard déchiffra enfin une carte de visite scotchée sur la dernière d’entre elles, qui précisait que ce bureau ouvert était bien celui que je cherchais. La veille, Maya m’avait confié que Daniela Lévy répondait habituellement au bout d’un mois, et que c’était vraiment rapide, vu la quantité de travail qu’elle avait. Daniela Lévy ? Je lui fis répéter lentement ce nom, en me disant que c’était probablement un signe, le premier de ma vie.
À l’école maternelle du kibboutz, j’avais été très amoureux d’une petite fille chétive et peureuse qui portait ce nom, un nom assez courant en fait. La Daniela Lévy de mes rêves d’enfant venait de France, elle portait des robes en velours brodées alors que nous portions tous des shorts, elle avait des cheveux blonds ondulés qui lui arrivaient jusqu’aux fesses, et elle se mettait à pleurer dès qu’on lui adressait la parole. Elle ne paraissait détendue qu’en présence de son chien, un Collie qu’elle appelait Mars. L’institutrice avait vite compris qu’il valait mieux la laisser bouder dans son coin. Elle suçait continuellement des bâtons de réglisse que des membres de sa famille lui ramenaient de Paris lors de leurs visites au kibboutz. Ils étaient soi-disant meilleurs que ceux qu’on pouvait trouver en Israël, même si je ne réussis jamais à les différencier : leur saveur finissait toujours par virer à l’amertume. Je m’asseyais à un mètre d’elle et passais des heures à l’observer fixement, sans qu’elle montrât jamais s’être aperçue de mon existence. Le mouvement de ses lèvres plissées autour du bâton rugueux me troublait terriblement, le bruit de succion aussi. Sa peau de lait me captivait, moi qui étais pain d’épice (ma mère était yéménite). Je trouvais sa peau tellement transparente que je croyais voir affluer le sang dans les veines de ses bras de princesse. Je récupérais les bâtons de réglisse à moitié rongés qu’elle semait derrière elle pour les renifler avant de les sucer à mon tour, en extase. Ma félicité ne dura qu’un an : ses parents divorcèrent et sa mère quitta le kibboutz, emmenant Daniela avec elle.
J’entrai les narines dilatées. Une merveilleuse odeur à la fois sucrée, fruitée et fraîche flottait dans la pièce. Se pouvait-il que ce fût le parfum de l’enfance ? La tête me tourna. Je dus m’appuyer au bureau. Derrière celui-ci, deux chaises imposantes en marqueterie étaient repoussées contre le mur, sous la fenêtre. Elles m’intimidèrent autant que des trônes, moi qui n’avais jamais posé mon derrière sur autre chose que des tabourets récupérés au kibboutz. Je m’attendais à voir apparaître le roi et la reine de cœur. Leur assise large était rembourrée et recouverte de cuir acajou brillant. Il m’était arrivé de m’asseoir sur des sièges en cuir, dans des taxis, mais à chaque fois, leur grincement me faisait savoir que j’étais de trop.
Pourquoi deux fauteuils, alors que la carte de visite annonçait juste « Daniela Lévy, éditrice, littérature jeunesse » ? Elle aimait peut-être travailler avec un collègue. Je ressentis un pincement de jalousie et détournai les yeux. Sur une longue commode basse étaient alignées trois piles de manuscrits. Certains étaient reliés, d’autres protégés par des pochettes cartonnées de couleur. Mon cœur se serra à la pensée que mes quatre feuilles volantes et la courte lettre d’introduction que j’avais tapée à la hâte avant de m’élancer hors de mon appartement pourraient aisément se volatiliser, emportées par un courant d’air causé par le Lapin Blanc. J’aurais eu un dossier un peu plus épais à présenter si j’avais bien voulu attendre que l’illustratrice, mon amie Liora, tout juste sortie de l’école de design Shenkar, ait commencé son travail. Mais je n’avais pas eu le choix, c’était soit l’impulsion soudaine, soit la paralysie éternelle, car rien ne dit que je ne serais pas revenu sur ma décision de faire publier mon conte une fois les illustrations peintes. Dans l’espoir de lester mon histoire de chat persan, je pêchai un trombone gigantesque au fond d’un vase en cristal qui trônait sur le bureau et le fixai aux pauvres pages.
Ainsi se dressaient entre le vieux chat et son plus beau voyage trois montagnes, celle des manuscrits à lire, celle des manuscrits retenus, et celle des manuscrits rejetés. Si Le Vieux chat et la mer n’échouait pas au sommet de la pile des manuscrits à lire ou à retenir, il disparaîtrait sous une avalanche. Laquelle de ces piles était-elle la bonne ? Je n’en avais pas la moindre idée. Puisqu’en Israël on lit de droite à gauche, cela signifiait-il que la pile de droite était la première ? Mais si cette Daniela Lévy était aussi française que la Daniela Lévy de mes premières amours, elle commencerait logiquement par la pile de gauche, non ? Et que faire des deux autres piles ? Et du fait que cette Daniela Lévy risquait d’être ma Daniela Lévy à moi ? Plus les secondes s’échappaient, moins je m’imaginais être capable de me tenir face à elle, en train de bredouiller, surtout si elle était vraiment Daniela Lévy. Je me devais de laisser une chance à l’histoire que j’avais écrite. Je devais la laisser s’imposer seule, dans le silence de ce bureau, qui, pour une raison inexplicable, sentait soudain les pâtes au thon en boîte… Le chien ! Je l’avais complètement oublié ! Je me retournai d’un coup. Un vieux labrador au pelage couleur de biscuit sablé était allongé dans un coin sur un tapis de Perse usé. Il se grattait furieusement derrière l’oreille droite. Puis il posa son museau entre ses pattes, souffla, planta ses yeux brillants dans les miens et les plissa très lentement. Ce devait être sa façon à lui de sourire.
Des rires se firent entendre. Les éditeurs revenaient de leur pause-déjeuner. Pris d’une inspiration subite, je tendis mes feuillets vers l’une des piles, au hasard, en fixant le chien. Celui-ci me gratifia à nouveau de ce sourire qui tenait plus du félin que du canidé. Je lâchai Le Vieux chat et la mer sur la pile du milieu, remerciai le labrador d’un bref hochement de tête et sortis sans plus attendre. Je croisai une femme d’une cinquantaine d’années, coiffée comme la Duchesse, qui me dévisagea avec curiosité. Je la saluai de façon inaudible et me sauvai presque en courant. Je ne repris mon souffle qu’une fois dans la rue. J’osai à peine sortir de chez moi durant les semaines qui suivirent, à la fois de peur de rater un coup de fil de Daniela Lévy, et de tomber nez à nez avec elle dans la rue.
Je reconnus tout de suite le chien, le vieux labrador au pelage biscuit, grâce à ses yeux. Ils me sourirent dans un plissement lent, comme ils l’avaient fait deux semaines plus tôt, dans le bureau de Daniela Lévy. Je voulus le caresser, en guise de signe de connivence, mais revenant de l’épicerie du coin, j’avais les bras chargés. Il avançait lourdement, devançant une femme blonde aux formes généreuses. C’était la première fois que je la revoyais. J’aurais donné ma tête à couper que c’était bien elle, la Daniela Lévy des bâtons de réglisse, la mienne, même si elle était méconnaissable. Visage au teint brouillé, peau marquée de cicatrices d’acné, cheveux toujours blonds et ondulés, mais ternes. Ses yeux agrandis derrière des verres épais semblaient peiner dans la lumière crue du soleil de midi. Ils étaient d’un bleu délavé, désabusé. À trente-deux ans, elle en paraissait facilement quinze de plus.
J’eus à peine le temps de réaliser qu’il était à elle, qu’elle était sa maîtresse, que c’était à elle que j’avais voulu donner mon histoire de quatre pages, si ce n’était ma vie entière, il y avait deux semaines de cela. Elle était presque arrivée à mon niveau. J’ouvris la bouche, comme pour prononcer des mots aussi étranges que « vous ne vous souvenez pas de moi mais votre chien et moi, nous nous sommes déjà rencontrés »…
Heureusement, le labrador me sauva une nouvelle fois du désastre. Il me sourit, cette fois-ci en retroussant les babines : un sourire jaune et humide, large de promesses. Cela faisait longtemps que j’attendais d’un être vivant qu’il m’adressât ce genre de sourire sans réserves, aussi longtemps que j’écrivais pour mes tiroirs. Je réalisai qu’attendre ne pouvait plus suffire, et que regarder autour de moi, en étant pleinement conscient du monde qui m’entourait, pouvait me mener plus loin que le guet stérile. Je lui rendis sa marque de sympathie en révélant également mes canines, une grande première pour moi qui avais depuis longtemps perdu la pratique bienfaisante du sourire. En levant les yeux, je croisai le regard étonné de Daniela Lévy. Je fis durer mon sourire pour elle et le coin de ses lèvres pâles remonta imperceptiblement, rien que pour moi, en même temps que ses sourcils s’arquèrent et se rapprochèrent, révélant des rides profondes sur son front.
Au moment où l’un des mes sacs-plastique effleura le chien, l’effluve du parfum de sa maîtresse parvint à mes narines. Le temps de reconnaître un mélange de chèvrefeuille, de vanille et de réglisse et nous étions déjà dos-à-dos. « C’est moi qui ai écrit l’histoire du vieux chat que vous avez peut-être lue, mais que vous avez sûrement oubliée, à cause de ma médiocrité accablante », aurais-je voulu lui dire, ou bien « c’est moi qui récupérais tous les bâtons de réglisse que vous suciez à l’école maternelle alors que vous ne vous m’aviez jamais adressé un seul regard ». Non, le silence était certainement préférable aux mots suicidaires suspendus à mes lèvres. Je fis quelques pas la tête baissée, en traînant tout le poids de la détresse du monde dans mes sacs qui menaçaient de craquer. Non, j’aurais dû lui parler, j’étais vacciné contre le ridicule, à force. Ce constat me donna des ailes. Je fis volte-face, prêt à dégainer mon sourire reconquis. Ils avaient disparu.
Alors une chose étrange m’arriva. Au lieu de ressentir du dépit, je sentis mes poumons se gonfler du bonheur de l’instant présent, comme les voiles du bateau de pêche qui emportait le vieux chat persan là où le ciel et la mer se rejoignaient. Mon esprit dériva vers les fenêtres du quatrième étage de l’immeuble 3, à deux pas de là où je me trouvais, et j’eus la vision très nette du vieux chien biscuit installé derrière le bureau, penché sur mon manuscrit et plissant les yeux de contentement. Mon histoire serait publiée et Daniela Lévy me verrait enfin, et avec un peu de chance, elle finirait peut-être par cesser de préférer les chiens aux hommes.
(Sabine Huynh. Texte publié le 10 décembre 2013 dans Tiers Livre Éditeur, la revue – de François Bon -, mis en ligne ici le 1er mars 2024.)
Passeport de vie
Pépé le nain contortionniste est en train de sortir de sa petite cabane d’oiseau. Ce n’est même pas une cabane, c’est un nichoir. On dirait vraiment le génie de la lampe. Il porte un habit queue-de-pie bleu nuit, à la coupe impeccable, et il est toujours bien coiffé. Je n’ai pas encore vu ses jambes, elles restent dans la maisonnette pendant que son tronc ondule et se déploie lentement. Pépé fait le guet jour et nuit, il se repose cinq minutes par heure. Il paraît qu’il a une horloge dans la tête. À mon avis, il compte les battements de son cœur. Il est censé nous prévenir s’il voit une patrouille de contrôle. Je me demande comment il s’y prendra, vu que je ne l’ai jamais entendu émettre aucun son. Peut-être qu’il se mettra à pépier. La maisonnette est accrochée au rebord de la fenêtre. Je n’ai jamais vu le visage de Pépé, on ne le voit que de dos d’ici et il ne se retourne pas, ses yeux restent fixés à l’horizon. C’est vrai que pendant ses cinq minutes de pause, tout peut arriver, d’autant plus que personne ne le remplace, mais on l’accepte. On sait bien que cette situation bénie ne peut pas durer éternellement et on pense qu’on a beaucoup de chance.
Je laisse tomber les doubles rideaux. C’est très ensoleillé dehors, mais ça fait un moment qu’on n’est pas sortis. Ça fait quand même du bien de pouvoir rester au même endroit pour plus de quelques heures d’affilée. Dans le passé, on appelait ça « le repos », aujourd’hui le confinement équivaut à la liberté, aussi paradoxal que ça puisse paraître. L’ambiance est chaleureuse et plutôt gaie dans l’appartement. Des spectacles se préparent sans cesse. Il faut bien passer le temps, et surtout occuper les gosses à qui il arrive parfois de s’ennuyer, surtout quand ils sont fatigués. Manon réclame d’aller au magasin de jouets où elle avait vu un petit chat en peluche en vitrine. Heureusement que Sara est là pour leur raconter la multitude d’histoires qu’elle invente en un clin d’œil. Elle s’occupe aussi de déguiser les enfants pour des spectacles dans lesquels ils dansent et chantent. Ils sont mignons.
Quand ce n’est pas Jojo qui gonfle ses joues de tellement d’air qu’il parvient à pratiquement doubler la largeur de sa tête (hier il nous a offert un sketch des plus réussis, dans lequel il jouait le rôle d’un gros monsieur en colère contre sa femme pendant qu’il conduisait ; j’ai joué l’épouse blasée), c’est la magnifique Sylvia sans jambes, styliste et mannequin, qui nous émerveille avec ses défilés très professionnels (elle se déplace sur des prothèses, et seules les béquilles permettent de deviner qu’elle a peut-être un problème aux jambes, car sa démarche est tellement souple et assurée, son port de tête tellement noble et ses toilettes tellement étonnantes, qu’on n’y voit que du feu). Ou bien c’est Freddy qui s’y met. C’est un acteur muet qui ressemble à Popeye et qui nous surprend constamment avec son jeu extraordinaire. Les expressions multiples de son visage et sa faculté à mimer en temps réel avec ses lèvres la prononciation de mots qui sortent de la bouche de Jakko, caché derrière un journal ouvert, sont absolument époustouflantes. La synchronisation est tellement parfaite qu’au bout de quelques minutes on oublie complètement que Freddy est muet, et que Jakko débite ses phrases improvisées à une vitesse incroyable. C’est comme si Jakko n’était pas la voix de Freddy mais que Freddy était la pensée de Jakko. Jakko est peut-être télépathe aussi, en plus d’être un excellent acteur.
La dernière fois que j’étais dehors avec Dov, c’était juste avant d’arriver à l’appartement. On a débarqué d’un bateau immense, du genre paquebot de croisière, sauf qu’on ne faisait pas de croisière et qu’on voyageait au niveau de la salle des moteurs. Je ne vous dis pas le boucan et la chaleur. Maia était aussi du voyage. On l’a rencontrée à l’embarcadère. Elle est arrivée tout essouflée, ses longs cheveux gris étaient rassemblés vite fait dans un chignon tordu. Elle venait d’une plage située au nord de celle où on était quand la patrouille est arrivée. Elle a tout vu de loin. Elle n’avait pas de ticket vert quand elle s’est présentée. Tu ne peux pas monter dans le bateau, le bus ou le train si tu n’as pas de ticket vert, parce que ça voudrait dire que tu es en possession d’un passeport de vie, et si tu as un passeport de vie, tu n’as pas à partir, c’est aussi simple que ça. Le type a commencé à faire des histoires, mais Maia lui a cloué le bec en lui montrant le tatouage sur son avant-bras gauche. Si tu portes ce type de tatouage, c’est sûr que tu n’as pas de passeport de vie.
Ça faisait des mois que Maia se planquait, parce qu’elle était fatiguée des transports. Mais cette après-midi-là, quand elle a vu la patrouille arriver, contrôler les papiers et rassembler les gens qui n’avaient pas de passeport de vie, elle s’est sentie bizarre, et seule aussi. À quoi bon se cacher quand on n’a personne avec qui partager sa liberté ? À chaque fois qu’elle se faisait des amis, ceux-ci finissaient toujours par se faire attraper, et elle restait, oui, mais toute seule. Elle a décidé ce jour-là de partager le destin des siens, au lieu de le fuir et de les trahir. Elle a couru jusqu’à l’embarcadère et s’est glissée dans la file juste avant nous. Dans le temps, on aurait protesté, mais de nos jours on préfère être le dernier en ligne plutôt que le contraire. Son empressement était inhabituel. C’est elle qui nous a adressé la parole en premier, pour s’excuser. Elle devait absolument partir avec nous. Maia a les plus beaux yeux du monde, d’une teinte gris-bleu-or, et elle le sait. Ce jour-là, ils étaient maquillés à outrance, offrant ainsi à son regard l’écrin qu’il méritait. Je l’ai complimentée sur son choix d’ombre à paupière. Elle a précisé que son maquillage résistait à l’eau, comme celui des filles qui font de la natation synchronisée. C’était plus pratique pour voyager.
On s’est retrouvés tous les trois dans la même « chambre » sur le bateau. Eux, ils sont juifs, moi pas, mais je suis mariée à un juif, ce qui revient au même : pas de passeport de vie. C’est pareil pour ceux qui deviennent amis avec des juifs, ou ceux qui sont handicapés ; les gens extrêmement doués sont aussi considérés comme handicapés et on leur retire leur passeport de vie, même s’ils ne sont pas juifs, ou s’ils n’en fréquentent pas. Les nouvelles lois en vigueur.
Il était difficile de savoir combien de monde était à bord. Le trajet ne m’a pas semblé trop long, mais ça fait tellement longtemps que j’erre que j’en ai perdu le sens de la durée, et celui l’orientation aussi. Tous les panneaux qu’il y avait dans les rues et sur les routes ont été enlevés. Je me souviens avoir eu froid tout le temps pendant la traversée, malgré la chaleur étouffante que diffusaient les machines. J’ai dû attraper quelque chose, un virus. La vie n’est restée la même que pour les virus. J’avais tellement froid que ma nuque s’est bloquée, à force de rester contractée. Dov ne parvenait pas à me réchauffer. J’ai eu mal au cou pendant deux jours. Dans l’obscurité, on voyait briller les grands yeux de Maia, je crois qu’elle pleurait en ravalant ses larmes.
Puis on est arrivés dans cette ville inconnue. On s’est détachés du groupe pour se faire moins remarquer. On a marché dans des rues désertes. On a rencontré un jeune couple avec une petite fille, Manon. Ils avaient débarqué du même bateau que nous. Ils cherchaient aussi un endroit pour dormir. La petite a vu une peluche dans la vitrine d’un magasin de jouets, un adorable chaton noir. Elle a fait un caprice épouvantable pour qu’on le lui achète, mais le magasin était fermé. On lui a promis qu’on reviendrait un autre jour.
J’ai un peu froid maintenant. Je bâille, je suis fatiguée, j’ai faim. Dov est parti chercher à manger avec Jojo et d’autres personnes. Ça fait longtemps qu’ils sont sortis, j’ai déjà pu compter au moins deux heures de guet de Pépé. Ça m’angoisse mais j’essaie de ne pas y penser, c’est pour ça que j’ai pris du papier et un stylo, pour m’occuper l’esprit. Qu’est-ce qu’il faisait bon sur cette plage. On se serait crus sur une plage de Tel Aviv tellement il faisait chaud et que c’était sympa, décontracté, joyeux. Tel Aviv, c’est là d’où nous venons, Dov et moi. Je devrais plutôt dire d’ « où nous venions », car si je l’écris au présent, ça voudra dire que l’endroit existe encore et nous attend. Or, je n’en sais rien. Très vite, les lieux ont perdu leur nom. Brusquement, la patrouille est arrivée, une cinquantaine d’hommes en uniforme, ils sont descendus d’un camion et nous ont encerclés en un rien de temps. Ceux qui avaient un passeport de vie pouvaient rester sur la plage, les autres devaient se diriger vers l’embarcadère. Pas de passeport de vie, ça ne veut pas dire que tu n’as pas le droit de vivre ; je suis bien vivante, puisque j’écris ces lignes ; mais tu n’as pas le droit de rester, nulle part sur cette planète. Dès qu’une patrouille t’a contrôlé, tu dois partir dans la minute qui suit. Tu ne peux même pas rentrer chez toi pour prendre des affaires ou avertir des gens. C’est pour ça que Dov et moi, on ne se quitte pas d’une semelle, pour ne pas se perdre. Ils en mettent du temps. Le ticket vert est épinglé au milieu de ta poitrine avec la date de ton départ (au moins on sait quel jour on est quand on se fait attraper) et si on te voit avec un jour ultérieur, tu as des problèmes. Si tu as un ticket vert sur la poitrine, tu es destiné au transport, c’est tout. Bien sûr, il y a des petits malins qui l’enlèvent et l’escamotent, mais le répit entre les contrôles est tellement court que ça n’en vaut pas la peine.
La plupart d’entre nous y sommes résignés, on ne le prend même plus mal, on attend tranquillement notre ticket vert pour pouvoir emprunter le moyen de transport le plus proche. Je me dis parfois que je préfère mon sort à celui de ceux qui ont un passeport de vie, parce que eux, au contraire de nous, n’ont le droit d’aller nulle part du coup. Ils sont obligés de rester sur place. Les règles sont simples : ceux qui veulent déménager se voient retirer leur passeport de vie.
Oh non, Pépé frappe à la vitre comme un fou !
(Sabine Huynh. Texte écrit le 18 novembre 2007, mis en ligne le 16 avril 2020.)
Locomotion
Je marche sur la plage. Le ciel est non pas au-dessus de ma tête mais devant mes yeux : une toile immense. Les nuages s’étirent et se poursuivent, dans un vaste tourbillon bleu et blanc. La marée taquine mes pas, le sable mon nez, le vent mes cheveux ; c’est bon d’être encore en vie, finalement.
« Tout est bien, tout est bon », me confie en souriant un chauffeur de taxi. « L’été, je ne conduis pas le dimanche. Ils nettoient et ratissent la plage le matin, et c’est tout simplement Copacabana ! L’après-midi je viens avec mon plus jeune fils. Jusqu’à la nuit tombée je le regarde jouer. Un cadeau du ciel. »
Marcher, marcher, pour ponctuer la vie revenue alors. Je suis sur le boulevard bordé de bancs et de vieux eucalyptus. Ma foulée légère ralentit à la vue des chaussons, de gros chaussons fourrés, à fermeture-éclair, des chaussons pelucheux, roses, sales. Il fait quarante degrés à l’ombre. Il faudrait pouvoir aller pieds nus, vêtue juste d’une cascade. Mes yeux vont des chaussons au pyjama rayé à l’anorak gris au visage de la femme engoncée dedans… La femme, l’homme ? Difficile à dire, mais peu importe.
Son visage flétri, à la peau comme un buvard aux taches d’encre délavées, est figé dans une colère ancienne. Son regard croise le mien, se détourne avec haine. Sa voix s’élève. « Je déteste ces jeunes gens déambulant sur le boulevard, ils arborent un sourire de magicien satisfait, comme s’ils avaient planté les figuiers et les eucalyptus eux-mêmes. Cette génération ne connaît rien à ce pays, rien à la guerre. Je déteste Tel Aviv, je viens de Jérusalem, c’est une vraie ville au moins, la capitale, mais mes enfants avaient pensé que l’air marin me ferait du bien. Je déteste mes enfants, ils sont tous partis vivre aux États-Unis, me laissant mourir ici. Ils paient cette femme philippine pour être mon souffre-douleur. Je déteste cette femme, elle en a déjà tué deux comme moi. J’ai refusé qu’elle me lave et me change aujourd’hui, je suis bien comme ça et de toute manière j’ai tout le temps froid, même au soleil, comme les pierres. »
Sous les gros chaussons le repose-pied du fauteuil roulant, brillant, astiqué, me reproche ma curiosité en m’envoyant un éclair aveuglant. Le corps de la femme asiatique qui le pousse d’une main est las, pesant. Ses yeux ne me voient pas, ils regardent au-delà de cette ville. Elle soupire. Je soupire. Mon pas adopte le rythme traînant du sien. Tout à coup le souffle me manque et l’horizon aussi.
Sur le trottoir d’en face, une autre femme asiatique s’est retournée pour attendre un homme âgé qui semble réapprendre à marcher. Il avance, vacillant, transpirant, le regard fixe, les lèvres serrées. Ses pas sont imperceptibles. Il s’appuie sur une espèce de cadre métallique. Il me rappelle ce à quoi je viens d’échapper. Il me rappelle le hurlement que j’ai poussé en m’apercevant que ma main droite ne répondait plus. « Attaque ischémique transitoire », ont prononcé les médecins. Tout à coup, les yeux de l’homme s’éclairent. Il étend un bras tremblant en direction d’un banc où gisent un pull bleu, un sac à main blanc et une boîte à chaussures. « Le sac… le sac… mais… c’est le sac de Naomi… Là, là ! » La femme qui l’accompagne le rabroue : « Mais non, daddy, tu rêves, daddy. Ta femme est morte il y a trois ans. Allez viens, daddy, on va manger une glace. Artik, artik, une glace à l’eau, tu veux, tu veux ? »
Mon visage se crispe, je ravale mes larmes. J’accélère le pas, je fuis. J’ai un but, oui, j’ai un but. Lequel ? Mais celui de vivre, voyons, continuer, se précipiter. Comment ne plus y penser ? Comment y arriver ? Comment prétendre au bonheur alors qu’on est en sursis ?
(Sabine Huynh. Texte écrit le 23 août 2007, mis en ligne le 16 avril 2020.)
Le presse-papier du grand-père
La lunette des W.C. est encore chaude, quelqu’un s’y est assis il n’y a pas longtemps. Le ciel est enfin bleu ce matin, après avoir été gris ou blanc pendant des mois. Je crois entendre de vrais oiseaux chanter, à moins que ce ne soit ceux de la machine à sons de mon frère. Il a l’oreille qui siffle depuis une infection mal soignée et le médecin lui a suggéré de s’acheter cette machine qui émet des sons de vagues océaniques, de chutes d’eau, de forêt tropicale… Comment soigner le tinnitus par la musicothérapie : un exemple de l’efficacité du système de santé d’ici. J’aime les sons du tonnerre et des oiseaux, même si le coucou me tape parfois sur les nerfs.
J’entends Marie-Laure s’affairer dans ma chambre. Ma mère ne peut pas la supporter, moi non plus, mais c’est une pauvre fille, comme on dit, avec ses yeux de chien battu et son comportement de victime masochiste. Je l’ai prise en pitié hier soir, après la fête. On ne peut pas ignorer trop longtemps quelqu’un qui est amoureux de vous. L’égo finit toujours par triompher et Marie-Laure a fini sous mes draps.
Quand je me suis réveillée, elle ne dormait déjà plus et me fixait d’un air grave, ses genoux cagneux ramenés sous son menton, ses petits seins écrasés derrière. Sa présence dans mon lit m’a irritée. Je ne voulais pas qu’elle se fasse des idées. De toute façon, je ne lui ai rien donné, elle a pris du plaisir en m’en donnant, il n’y avait rien entre nous. Le dernier bus était passé depuis belle lurette et il était trop tard pour qu’elle rentrât chez elle à pied, c’est pourquoi je l’avais ramenée à la maison ; je le lui ai rappellé sur un ton sec avant de m’extirper du lit.
« À la maison », c’est un peu vite dit : cette maison est celle de ma mère et je n’y séjourne que de temps à autre, quand je suis de passage en ville, par obligation et devoir filial, et c’est bien là tout le problème, le devoir filial. Vous croyez que ce n’est qu’une question de mots. La langue française est tellement mal fichue . « Filial » ne s’applique qu’au fils, pas à la fille, et ma mère attend toujours de moi que je me conduise comme ses fils, alors que je suis une fille qui n’en fait qu’à sa tête et ce côté indomptable m’a valu bien des déboires dans cette famille où l’on m’a reproché de cracher dans la soupe. Dans quelle soupe, si je peux me permettre ? Mon père parti, mes frères et moi avons été laissés à nous-mêmes. On avait dix, huit et six ans. On crevait la dalle, à un tel point que si quelque chose de comestible se présentait, nos yeux ne l’avaient pas aussitôt repéré que nos mains le portaient déjà à nos bouches salivantes. On le gobait si vite qu’on n’en remarquait même pas le goût. Rien n’avait jamais de goût, à part la bile de notre estomac.
Bref, ma mère n’aime pas Marie-laure, qui me tourne autour depuis les années de lycée, mais comme je suis sous son toit, je dois aller la prévenir que la pauvre fille a dormi ici et qu’elle la verra débarquer au petit-déjeuner. J’ouvre doucement la porte de sa chambre, mais elle est déjà levée et même assise devant sa coiffeuse, à moitié maquillée. Elle se farde toujours comme si elle allait entrer en scène, alors que ses années comme chanteuse d’opéra sont bien révolues.
Elle a soixante-quatre ans et en fait vingt de plus. Un vieux Pierrot. La chirurgie esthétique, au lieu de l’arranger, lui a tout bousillé, puisqu’il n’y avait rien à arranger : elle était parfaite quand elle a commencé, avant même l’âge de quarante ans. Le bistouri est devenu sa drogue et elle y retourne plusieurs fois par an. Elle ne me ressemble plus, elle ressemble à Michael Jackson avant sa mort. Je n’ai pas envie de l’embrasser, cette odeur de poudre m’a toujours donné la nausée. Je l’informe que Marie-Laure a dû dormir ici à cause des bus, mais qu’elle partira après avoir pris son petit-déjeuner. Elle ne se retourne pas et me dit juste qu’elle veut me donner le presse-papier qui est sur la table de nuit.
Ce presse-papier en verre, large comme une main d’enfant, et contenant une fleur noire menaçante, est le seul objet qu’il lui reste de son père. D’ailleurs, je ne sais absolument rien de mon grand-père, puisqu’elle a toujours refusé d’en parler, mais dans notre famille on ne presse pas les gens à révéler leurs secrets, le secret est un pouvoir dont on use pour manipuler les autres. Je sais juste qu’il est mort quand ma mère avait dix ans. Je lui réponds que je ne peux pas accepter, qu’on en reparlera plus tard, qu’il faut que je me dépêche de prendre ma douche et manger, avant que tout le monde n’arrive. Elle me dit de ranger le presse-papier sur l’étagère du couloir, à côté des livres.
Il est presque onze heures et la famille ne va pas tarder. Chaque année, à l’occasion de son anniversaire, ma mère donne un gros repas festif, sans jamais révéler son âge. C’est juste une occasion pour elle de se faire aduler, surtout par les sept frères de mon père, qui sont restés en contact avec nous malgré le divorce. Elle porte sa plus belle toilette, se maquille à outrance, adopte des moues de jeune fille, se fait prier pour chanter a capella. Les invités arrivent après l’heure du déjeuner et passent tout l’après-midi ici, à bavarder, regarder la télévision, fouiner, cuisiner, boire, puis on dîne tous ensemble, avant de se tortiller sur de vieux tubes des années quatre-vingt. Moi en général je ne danse pas, je préfère jouer à des jeux de société. La maison est envahie par des oncles, des tantes, des cousins et cousines dont je me rappelle à peine du nom, car souvent ce ne sont pas les mêmes d’une année sur l’autre. Je ne sais pas pourquoi je suis là, par devoir filial ? Je ne leur dois rien, à ces gens qui ne m’ont pas protégée.
À la fin de la journée, un oncle éméché me coince dans le long couloir menant à la salle de bains. À soixante-cinq ans il est encore bel homme et il le sait. Il me prend par la taille et me dit que ça fait longtemps, que j’ai bien grandi depuis la dernière fois, que je devrais aller passer l’été prochain chez eux à Marsigny. L’année précédente la cousine Odette est venue, mais ça s’est très mal passé, avec Hélène surtout, me souffle-t-il à l’oreille, alors ils ne veulent plus qu’elle revienne. Hélène est sa femme, il la trompe sous leur toit, elle se bourre de cachets. Il me serre plus fort contre lui, sourit, répète que ça fait longtemps, demande si j’aimerais ça, coucher chez eux dans la chambre du haut, pour faire plaisir à Hélène qui apprécie tant ma compagnie, pourquoi pas cet été, pourquoi attendre une année ? Je fixe le coin de sa bouche, là où un peu de bave blanche est apparue. Il éteint la lumière et me pousse vers le fond du couloir. La dernière fois, c’était il y a dix ans, j’en avais douze. Quand j’ai révélé la vérité à ma mère. Elle m’a fait jurer de ne jamais le répéter et quand j’ai demandé pourquoi, elle m’a giflée à toute volée. Nous n’en avons plus jamais reparlé.
L’oncle s’agenouille et fourre son visage dans ma jupe. Je me retourne, il émet un grognement de surprise, croyant que je lui offre mes fesses. Je saisis le presse-papier, fais volte-face et lui en assène un grand coup sur la tête, de toutes mes forces. L’objet m’échappe des mains et atterrit sur la moquette avec un bruit sourd. La lumière s’allume, ma mère se tient au bout du couloir. L’oncle gît à mes pieds, immobile, les yeux fermés, le teint cireux.
– « J’ai fait exactement la même chose que toi quand j’avais dix ans, et ça l’a tué sur le coup. »
(Sabine Huynh. Texte écrit le 15 mai 2009, mis en ligne le 14 avril 2020.)
Le canoë bleu
Tu étais assise dans un canoë bleu ciel qui flottait dans les airs. Je dus monter sur une botte de paille posée sur un banc et me dresser sur la pointe des pieds pour attrapper du bout des doigts l’appareil-photo rose que tu me tendais ; ça tanguait. Ensuite il me fallut tourner plusieurs fois autour du canoë pour trouver le meilleur angle pour la prise de vue. Étrangement, le soleil couchant était toujours dans ton dos, te plongeant dans un contre-jour irréparable. Alors je pris des clichés d’ombres de femme sans sourire, d’ombres de coque sans couleur, avant de te voir partir, comme un astronaute dans une navette spatiale, sans savoir si tu reviendrais un jour de pluie ou un soir d’orage. J’avais froid et faim, j’entrai dans une cafétéria que j’avais repérée. Le serveur m’expliqua qu’il était sur le point de fermer, mais que si je voulais juste une boisson il me la servirait une fois qu’il aurait fini d’aider sa fille avec ses devoirs. J’acquiesçai et m’installai derrière une mince table en formica beige qui sentait la javel. Il s’écoula au moins trois quarts d’heure durant lesquels j’avais de plus en plus faim et soif. L’homme tranchait des citrons, sûrement pour le lendemain, tout en répondant aux questions que sa fille lui posait. Ils se parlaient dans une langue qui ressemblait au français et à l’italien, mais paraissait un peu slave aussi. Pourtant, l’homme avait l’air mexicain. De là où j’étais assise, je ne pouvais voir la petite fille, cachée par la paroi d’un box. À un moment, l’homme leva la main pour dégager une mèche de cheveux qui lui tombait sur le front et je vis à travers son poignet, qu’il avait en verre, ou en plexiglas. Je réalisai alors que son bras droit n’était pas son vrai bras et que sous ce qui m’apparaissait comme un gros gant de jardinier de couleur brique, il n’y avait pas de main. Je ne sais pas pourquoi mais je me sentis trahie, trompée par la marchandise, je perdis patience et j’exigeai qu’il me serve immédiatement un thé bien chaud avec, pourquoi pas, une de ces tranches de citron qui s’empilaient autour de la planche à découper. Il s’exécuta en me jetant un regard mauvais. Pour l’amadouer, je lui proposai de regarder ensemble les photos du canoë bleu et de mon amie Émilie. Il s’assit à mes côtés et je fis défiler les petites images baignées de crépuscule. Il était difficile maintenant de savoir si c’était bien un canoë, s’il était dans les airs, où était Émilie. Les arbres dans l’arrière-plan s’étaient avancés et enserraient tout. J’aurais aimé que la petite fille vienne voir aussi, peut-être réussirait-elle à y mettre un peu de couleur, mais je n’osai pas le demander à son père qui manifestement était encore de mauvais poil, et je ne connaissais pas son prénom pour pouvoir l’appeler à nous. Je payai, remerciai, saluai et disparus dans la nuit. Plus tard, je me réveillai dans mon lit et sus le prénom de la petite fille : elle s’appelait Orlane.
(Sabine Huynh. Texte écrit le 8 mars 2011, mis en ligne le 3 avril 2020.)
L’arène de la critique
Cette fois-ci l’ascenseur ne file pas à l’horizontale comme à l’accoutumée, mais vers le bas, à toute vitesse, comme s’il tombait. Nous ne voyageons pas dans le temps mais vers la lumière du soleil. Aujourd’hui, j’ai décidé de t’emmener au cinéma. Tu n’y es jamais allé, au théâtre non plus d’ailleurs. Je t’explique que dans certaines salles de cinéma, les sièges sont rouges et aussi confortables qu’au théâtre. Nous y sommes. Il faut faire tout le tour pour trouver des places assises. Nous tournons et tournons sans fin, autour d’immenses disques épais de pierre blanche, la pierre blanche de Jérusalem qui reflète le soleil et nous aveugle. Ces disques ressemblent à des fromages de chèvre géants et servent de plateformes sur lesquelles les spectateurs sont assis. Un disque en cache un autre, ils sont disposés les uns au-dessus des autres et un petit escalier les relie. Nous montons en spirale, comme si nous étions à l’intérieur d’une coquille d’escargot géante. Je suis aussi étonnée que toi de constater qu’il n’y a pas de siège, que les gens sont assis à même la pierre. Toujours pas de place libre, il nous faut continuer à monter en tournant, comme si nous étions en voiture dans un parking souterrain. Nous débouchons sur la dernière plateforme. Le spectacle va commencer. Je ne puis dire si ce sera un film ou une représentation théâtrale. La lumière est violente. Elle émane du centre du disque, qui semble vide, alors que des personnes aux bras chargés y courent. Elles sont happées par la lumière et disparaissent. Il n’y a pas d’autre solution que de nous asseoir là où nous nous trouvons. Les personnes qui courent vers la lumière sont des artistes qui portent leurs œuvres à bout de bras. Je comprends que le spectacle consiste à les regarder se faire dévorer par la critique. Homo homini lupus. Les artistes se jettent éperdument dans l’arène de la critique, un sourire niais ou suffisant les devançant. Une jeune femme aux boucles blondes trébuche sur mon pied droit et sa sculpture lui échappe. Rouge et en sueur, elle ramasse le cou aussi mince qu’une tige, tandis que la tête roule. Avec adresse, elle se penche et enfile le cou dans la tête, comme si elle jouait au bilboquet. Elle retourne là d’où elle venait en courant, sûrement pour recoller la tête. Je suis navrée et j’essaie de rentrer mon long pied mais celui-ci, curieux et farceur, n’en fait qu’à sa tête et rue. À moins qu’il ne tente de sauver autant d’artistes qu’il peut… Ton visage affiche une expression d’épouvante. Je crois que tu as peur que je te donne en pâture, vu que c’est moi qui t’ai créé.
(Sabine Huynh. Texte écrit le 16 février 2011, mis en ligne le 16 mars 2020.)
La collection
Bombés dans la nuit noire, les balcons en fer forgé rouge donnaient l’impression que la maison allait s’envoler d’un moment à l’autre. Des cailloux se précipitaient sous nos pas. À part ces balcons travaillés, le reste de la construction n’était qu’inspiration, lutte et découragement : des pans de murs en briques, d’autres en bois, et à certains endroits, des bâches grises ou vert sombre. Nous frappames à la porte, qui était entrebâillée, et attendimes, mais personne ne vint. Pas un bruit n’émanait de l’intérieur. Nous poussames la porte et montames les escaliers. Au premier étage, la lumière diffusée par une petite lampe qui se trouvait dans l’une des pièces aimanta nos pas. Il s’agissait d’une vaste chambre à coucher. Le lit était entouré de tables basses vitrées qui regorgeaient d’objets de petite taille. Y gisaient des lames à raser, des peignes en écaille et en corne, des accessoires pour cheveux, des poudriers, des brosses à dents aux poils jaunis, des blaireaux… Je dénombrai huit tables en tout. « C’est ma collection », dit une voix d’homme qui nous fit sursauter, « je collectionne des reliques ». Devant notre mine ahurie, il ajouta rapidement : « Des accessoires de toilette… d’antan ».
L’homme se présenta sous le nom de Karl. Il nous raconta dans un hébreu approximatif que lui et sa femme Alwine vivaient là avec leurs fils Ingvar. Ils étaient d’origine suédoise et s’étaient rencontrés dans un kibboutz du nord du pays. Ils avaient décidé de rester en Israël à la naissance d’Ingvar, qui venait de célébrer ses cinq ans. Ils s’étaient construit cette maison à l’orée du désert. Personne ne les avait jamais embêtés. Leur demeure accueillait parfois des phalènes égarés et fourbus comme nous, qui couchaient dans cette chambre même. C’était la chambre de la collection.
Quand il apprit que mon compagnon parlait le suédois (celui-ci avait suivi une petite amie à Stockholm et y était resté amoureux deux ans), Karl passa à sa langue maternelle et à mon grand regret je ne pus comprendre le reste de leur conversation, qui consistait d’ailleurs plus en un monologue de Karl. Elle devait tourner autour de la collection, puisqu’il ne cessait de montrer les tables du doigt. Mon compagnon se contentait d’acquiescer ou de hocher la tête, ou de prendre l’air ravi ou étonné. Karl paraissait sombre et concentré.
Au moment où je m’assis sur le rebord du lit en me disant que je mourais de sommeil et d’envie de me reposer, un petit bout d’homme surgit en courant dans la pièce ; un sourire charmeur éclairait son visage : Ingvar, le fils de Karl et d’Alwine. Il se précipita vers le lit et s’en servit comme trampoline en riant et en poussant des cris excités, puis il se hissa sur l’une des tables, y dansa, s’y allongea, colla son nez sur la vitre, avant de s’amuser à sauter d’une table à l’autre. Miraculeusement, le verre résistait à ses assauts, il devait être particulièrement épais. Son père ne réagissait pas. Il continuait à s’entretenir fébrilement avec mon compagnon comme si de rien n’était.
Ensuite, ce fut au tour de la mère de pointer son nez dans la chambre. Deux longues tresses blondes et un serre-tête bleu ciel encadraient son visage aux joues rouges et rebondies. Dans sa longue robe à fleurs de paysanne, elle ressemblait à une publicité suisse pour produits laitiers. Elle nous salua gentiment en hébreu puis se tourna vers son mari pour lui dire quelque chose en suédois, sur un ton sec. Il parut ennuyé et balaya nerveusement les tables du regard. Je compris qu’elle voulait qu’il nous laissât dormir quand elle tamisa la lumière de la lampe. Tous trois sortirent rapidement. Karl nous souhaita bonne nuit et Alwine promit de nous livrer un petit déjeuner suédois typique le lendemain à sept heures et demie.
Mon compagnon m’expliqua qu’un petit déjeuner de ce genre contenait entre autres du saumon mariné à l’aneth. Où pouvaient-ils trouver du saumon frais ? Mystère. Je demandai qu’il me fît part de sa conversation avec Karl. Il haussa les épaules et répondit qu’il n’avait pas sûrement tout compris, mais qu’à son avis Karl essayait de revendre sa collection à tous ceux qui passaient par là, car d’après lui, elle était ensorcelée. Il avait soi-disant remarqué que les objets se multipliaient sous les vitres. Cela faisait deux ans qu’il n’en avait plus ajoutés et qu’il avait scellé le verre, pour en avoir le cœur net. Or, chaque mois un nouvel objet apparaissait parmi les autres. Parfois c’était l’une des tables, celle des peignes par exemple, qui voyait son contenu s’accroître d’un article par mois, pendant trois ou quatre mois d’affilée. Karl disait compter les objets, en tenir une liste détaillée, et selon lui, plus de deux cents objets avaient ainsi été ajoutés à la collection, sans que lui et sa femme n’aient su comment. Mais mon compagnon conclut qu’il avait peut-être mal compris les propos confus de Karl. Nous nous couchames et nous serrames l’un contre l’autre sous des draps trop fins qui sentaient les cendres froides et la poussière humide.
(Sabine Huynh. Texte écrit le 23 mars 2008, mis en ligne le 16 mars 2020.)
Le crime du Petit
On sonne une deuxième fois à la porte, plus longuement cette fois-ci. J’entends bouger dans la pièce d’à côté. Ce sont les trois petits frères qui émergent de leurs songes. Il n’est même pas cinq heures et demie du matin. L’énervante sonnerie retentit à nouveau. Je suis sûre qu’ils sont là pour le Petit. Je le sais, je le sens. Il avait juré qu’il y entrerait, dans cette piscine, de nuit s’il le fallait. Il avait ajouté en rigolant que la nuit tous les chats sont gris et tous les noirs invisibles. J’avais tenté de le raisonner en lui disant que lorsque le Père reviendra, il suffira qu’on aille se plaindre ensemble au directeur de la piscine, pour que le gardien soit viré. Il a rétorqué avec un air de défi que le Père ne reviendra jamais. Je me suis retenue pour ne pas le gifler.
Je l’ai entendu sortir vers une heure du matin et revenir deux heures après. À peine six ans et déjà si têtu. Un pigeon roucoule faiblement sur le balcon de la cuisine, tellement ridicule vu les circonstances, à moins qu’il ne soit en train de nous vendre. La porte de ma chambre s’ouvre. Ils entrent. Le Petit grimace. Il a les yeux encore collés de sommeil. Le Grand m’interroge du regard, les sourcils froncés. La masse crépue de ses cheveux est rassemblée sur un côté. Je ne peux m’empêcher de sourire.
Je me redresse et pose le plat de ma main droite sur la couverture, pour les inviter à me rejoindre sur le lit, ce qu’ils font. On assène de grands coups contre la porte d’entrée. Des voix d’hommes enragés aboient. Le Grand me demande pourquoi je ne vais pas ouvrir. Il insiste : « C’est peut-être le Père qui est revenu, il a peut-être perdu ses clefs… » Je secoue tristement la tête. Il comprend que quelque chose de grave est en train de se passer. L’agression de la sonnerie accusatrice résonne encore une fois. Le Grand m’assure que ce n’est pas lui, qu’il n’a rien fait cette fois. Je sais. Le Petit bredouille d’une voix pâteuse une histoire de piscine, de gardien de nuit : « … pas fait exprès… pouvais pas savoir… me souviens pas très bien… nous aussi on a le droit… » C’est bien ce qu’il me semblait. Il veut retourner se coucher. Le Grand le saisit par les épaules, il exige des explications. Le Petit répond qu’il voulait juste crever toutes les bouées. Il porte rêveusement son pouce à ses lèvres. Le Grand le lâche.
J’entends des bruits de pas sous la fenêtre. J’intime aux frères de se taire. Les hommes ont fait le tour de l’immeuble. Nous habitons au rez-de-chaussée. J’aperçois des têtes coiffées de casquettes à travers le rideau qui remue doucement. Pas de chance, la fenêtre coulissante est entrouverte. J’ai dû ouvrir pendant la nuit, à cause de la chaleur. Des doigts pâles et squelettiques aux ongles crasseux soulèvent le rideau de coton. D’un accord tacite, nous nous tournons vite vers le mur, pour qu’ils ne voient pas nos visages. La tête baissée, les mains jointes, nous faisons semblant de prier. Une voix nasillarde débite des paroles sèches dans une langue de haine que nous refusons de comprendre. Nous restons figés, muets. La voix éructe : « Putain de schwoogies ! Sales pieds roses de merde ! » Leurs pas s’éloignent rapidement vers le parking.
Nous courons à la chambre de la Mère. Elle n’y est plus, le Tout-Petit non plus. L’atelier. La pièce blanche baigne de lumière crue, je dois plisser les yeux pour distinguer les traits de la Mère dans le contre-jour. Elle a déjà revêtu sa blouse de travail. Trépignant d’impatience, elle exécute des révérences devant la besogne empilée qui rend le plateau sur tréteaux dangereusement bancal. Elle s’empare des ciseaux dégoulinants des couleurs du soleil levant. Comme tous les matins depuis que le Père est parti, c’est moi qui me charge de préparer le petit déjeuner des petits, pendant qu’elle s’oublie dans ses patrons et bouts de tissu. Heureusement qu’elle coud bien, sinon on n’aurait rien à se mettre sous la dent.
Le Tout-Petit bâille aussi haut que le lui permettent ses quatre-vingt-quinze centimètres. Il nous salue avec un retentissant « Everybody alright ? » qui me fait sursauter. Je ne m’habituerai jamais à son accent traînant de la Caroline du Sud. Incroyable qu’il ait gardé ça d’un père qui nous a désertés alors qu’il n’avait qu’un an et demi, il y a un tout juste un an. Je suis injuste, le Père ne nous a pas désertés. Il n’avait pas le choix, il a été affecté à une unité de combat de l’armée de terre américaine, au Viêt Nam. La Mère a dit que c’est parce qu’il était noir. On n’a reçu que deux lettres. Dans la première, il se vantait d’être l’un des plus vieux sous les bananiers, à vingt-neuf ans. Dans la deuxième, beaucoup plus courte, il me suppliait de bien prendre soin des petits et de la Mère. Il ne savait pas que je n’ai fait que ça depuis qu’il a été mobilisé, parce qu’après avoir pleuré pendant deux semaines, la Mère est redevenue une enfant. À part la couture, elle ne peut plus rien faire toute seule.
Le Petit est déjà un délinquant, à six ans. Le Grand se contrôle parce qu’il voit bien que c’est difficile pour moi. Il essaie de me seconder, de jouer au chef de famille, à huit ans. Dieu sait ce que le destin réserve au Tout-Petit. Il grimpe sur une chaise et me tend ses joues rebondies en souriant de toutes ses dix-huit dents. Il attend les baisers rituels du matin, que je lui prodigue de bon cœur. Je rajoute quelques chatouilles, pour le faire glousser. Il sent l’amande et la sueur. Il me souhaite un joyeux anniversaire. J’avais oublié. J’ai dix ans aujourd’hui. Il promet qu’il me fera un beau dessin avec des fleurs et des abeilles autour, comme j’aime. Mon Tout-Petit.
Sur le parking, à côté d’un pick-up dont le pare-brise lance des éclairs de couteau avide, un groupe d’individus vêtus de salopettes en denim transperce nos fenêtres de leurs regards vindicatifs. Ils veulent la peau du Petit. Même si je regrette son acte, sans vraiment savoir ce qu’il a fait exactement, je le protégerai jusqu’au bout de mes forces. Aurait-il blessé le gardien de nuit de la piscine, ou pire ? Peu importe. Dans tous les cas, la Mère ne doit pas être mise au courant. Elle lisse et coupe, lisse et coupe, tout en chantonnant doucement, très loin de nous. Ses belles mains chocolat contrastent sur le patron vert. Son accent à elle vient de Philadelphie, donc on peut dire qu’elle n’a pas d’accent. Le Petit, le Grand et moi, nous parlons comme elle.
Le Tout-Petit, toujours debout sur sa chaise, les poings serrés dans les poches de son pyjama bleu ciel, fronce les sourcils de la même manière que le Grand. Comme moi, il a vu les traces rouge sombre sur le tissu blanc. Le Petit les a vues aussi. Il est secoué comme s’il avait reçu une décharge électrique. Il est tout à fait réveillé maintenant. Ses yeux s’écarquillent au souvenir du cauchemar de la nuit. La Mère ne s’est toujours aperçue de rien ; il faut dire qu’elle est très myope, ce qui ne l’empêche pas de couper le tissu avec précision, une question d’habitude sans doute. Soudain, elle pousse un cri : sa main a glissé et elle a entaillé le patron. Affolée, elle me réclame du ruban adhésif pour le réparer. Elle n’a qu’un seul patron pour ce modèle. Dehors, les cris des hommes retentissent de plus belle. Je me précipite dans ma chambre en me demandant si je saurai aussi me servir des ciseaux.
(Sabine Huynh. Texte écrit le 17 mai 2008, mis en ligne le 10 mars 2020.)